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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/39

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LE MONDE QUI DURE

l’étude des signes, car on peut définir l’intelligence un pouvoir de signes. Les signes substituent « à la continuité mouvante des choses une recomposition artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l’avantage de se manipuler sans peine[1] », c’est-à-dire qui implique la plus grande commodité d’action. Les signes se manifestent sans peine, précisément parce qu’ils sont dans le sens de la détente, parce qu’ils ne retiennent que l’extrait évanescent des choses, parce qu’un système de signes est un système d’ombres. Les signes ne conservent des êtres que ce qui suffit à établir des rapports entre eux. Mais précisément ils permettent de modifier et d’organiser ces rapports, et, par ces rapports, les êtres eux-mêmes. Ils représentent, par leur minimum de matière, le levier avec lequel on peut soulever le maximum de matière. Il a fallu aller au bout de la matière pour trouver ce minimum. L’esprit la remonte ensuite pour aboutir à ce maximum, en suivant au retour la route qu’il a tracée à l’aller comme un ressort comprimé : c’est dans le retour que le ressort déploie son action, mais c’est dans l’aller qu’il acquiert le moyen de cette action.

C’est pourquoi le langage constitue par excellence ce moyen d’action, ce milieu d’action, cette possibilité d’action. Le langage, ou plutôt les langages, depuis l’onomatopée jusqu’à l’algèbre. Qui s’établit dans la réalité de l’acte créateur, en pleine intuition, voit dans le langage un obstacle, une matérialité. Il l’aperçoit déposé par le courant inverse de la vie. Si j’écoute, dit à peu près M. Bergson, lire un beau poème lyrique, je participe à sa réalité en vivant sa musique indivisible. Mais pour diminuer cette réalité, je n’ai qu’à relâcher mon attention, à l’éparpiller sur la matérialité des mots, à faire attention au langage, aux signes pour eux-mêmes. Ils n’ont donc, du point de vue de la vie, qu’une réalité négative, ils ne se posent que quand la réalité positive s’étend, se détend, s’immobilise en coupe. Oui ; mais le poète, lui, est parti de cette matérialité. Il lui a fallu cette matérialité pour composer de la vie, pour accomplir un travail humain. Et ce qui est vrai d’un travail poétique, qui participe plus ou moins à l’élan vital créateur et instinctif, est vrai à plus forte raison du travail de composition mécanique qui constitue le pain quotidien du labeur humain. Le langage, précisément parce qu’il apparaît à côté de la vie comme une réalité défaite, devient un instrument de libération de la vie à l’égard de la matière. Il « fournit à la conscience un corps

  1. L’Évolution Créatrice, p. 356.