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LE MONDE QUI DURE

la mieux expliquer, ou plutôt pour qu’il soit possible de mieux agir sur elle. Et aujourd’hui des physiciens pensent que la suprême victoire de l’intelligence sur la matière serait l’action sur l’énergie intra-atomique, sur le mouvement des particules élémentaires de l’atome. « Pourquoi pensons-nous à un atome solide et pourquoi à des chocs ? Parce que les solides, étant les corps sur lesquels nous avons le plus manifestement prise, sont ceux qui nous intéressent le plus dans nos rapports avec le monde extérieur, et parce que le contact est le seul moyen dont nous puissions disposer pour faire agir notre corps sur les autres corps[1]. » L’histoire de la philosophie nous apporterait même ici de bonnes lumières, L’atomisme de Démocrite, malgré sa perfection relative, demeure une impasse de la philosophie spéculative, dont seule la philosophie des Idées ouvre à Athènes la grande route. Au contraire il amorce la grande route scientifique, celle de l’action de l’homme sur la nature, dont les Grecs se détourneront d’ailleurs et que reprendra la Renaissance. Mais la physique ionienne, qui cherchait l’explication du monde dans les fluides et non dans les solides, constituait, au point de vue scientifique, la même impasse que l’atomisme de Démocrite au point de vue philosophique.

La discontinuité des atomes autant que leur solidité paraît un point de vue relatif à notre action. « Toute philosophie de la nature finit par la trouver incompatible avec les propriétés générales de la matière[2]. » parce que toute philosophie vraie et profonde a une tendance à transcender l’intelligence, à faire la critique de l’intelligence, ou plutôt à en faire la genèse. « Notre logique est surtout la logique des solides. Notre intelligence triomphe dans la géométrie[3]. » C’est cette logique des solides que la philosophie devra s’efforcer de saisir dans l’acte du mouvement évolutif qui la dépose, comme l’astronomie saisit les corps célestes dans l’acte de la nébuleuse dynamique dont ils sont formés. On pourrait peut-être se demander si nous appelons solide ce qui rentre dans notre logique ou logique ce qui convient au solide. Mais c’est là l’un de ces cercles que le bergsonisme, nous l’avons vu, digère comme son aliment naturel.

Solidus et solus ont la même racine. Le solide est ce qui a l’apparence de l’isolé. Et un objet nous apparaît d’autant plus isolé que nous le concevons mieux sous la catégorie de l’action. « C’est le plan de nos

  1. Matière et Mémoire, p. 221.
  2. Id., p. 224.
  3. Évolution Créatrice. p. I.