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LE MONDE QUI DURE

moyen artificiel, la roue, qui réduit le frottement au minimum. Ainsi l’intelligence comprise par l’intelligence ne peut que se traîner sur elle-même. Pour en faire la genèse, pour coïncider avec le mouvement qui la produit, c’est-à-dire pour la connaître, nous devons chercher à la dépasser par l’intuition, c’est-à-dire nous replacer dans l’élan originel d’où se sont dissociées l’intelligence et l’instinct, épouser la vis a tergo les a poussées sur leurs voies particulières. Telle est l’œuvre de la philosophie. Certes cette intuition reste toujours imparfaite. Nous sommes obligés de la formuler avec des mots, qui sont des arrêts, des coupes sur la pensée, des produits de l’intelligence. L’effort philosophique ne saurait que demeurer en deçà de son idéal. Et même nous ne saurions penser une philosophie qui ne comporte pas des éléments d’intelligence, c’est-à-dire qui ne soit ni intelligible ni communicable. Si l’idéal de la philosophie consiste dans l’intuition pure, c’est là un de ces idéaux que nous ne saurions sans contradiction imaginer comme réalisé. La réalité de la philosophie sera toujours ce mélange d’intelligence et d’intuition, qui a été depuis Platon sa forme habituelle.

L’intelligence étant seule capable de chercher et de formuler, il va de soi qu’on ne saurait philosopher sans l’intelligence. Mais l’Intelligence doit être critique, et la critique de l’intelligence — par elle-même et par la présence de sa zone d’intuition — lui donne non pas l’acide carbonique qui la ferait périr, mais bien l’oxygène qui l’exalte. L’intelligence transporte dans la façon de raisonner qui lui est propre les habitudes qu’elle a contractées dans le monde sur lequel elle braque et dirige notre action, celui de la matière brute : cela elle doit s’en souvenir, au moins implicitement ; elle vivra mieux dans la vérité si elle sait où sont ses bornes et où l’intuition va la relayer. Réfléchissant par exemple sur la clarté et la distinction qu’il est dans sa nature de rechercher, elle verra que cet idéal auquel elle tend a son origine dans la nécessité où elle est de voir sous forme de discontinuité ce qu’elle doit rendre maniable, de porter par conséquent sur des objets extérieurs, sur des concepts extérieurs les uns aux autres. De là le monde des symboles abstraits. « Notre logique est l’ensemble des règles qu’il faut suivre dans la manipulation de ces symboles[1] », comme la géométrie fait pour les formes des corps solides. « Géométrie et logique sont rigoureusement applicables à la matière. Elles sont là chez elles, elles peuvent marcher là toutes seules. Mais, en dehors de ce domaine,

  1. Évolution Créatrice, p. 174.