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LE MONDE QUI DURE

systèmes philosophiques comme des systèmes scientifiques, de la dialectique comme de la géométrie. La géométrie euclidienne est l’une des géométries possibles, et la dialectique d’un système est l’une des dialectiques possibles. Mais comme la géométrie est une science du possible, la vérité de la géométrie euclidienne n’est nullement entamée par la possibilité d’autres géométries. Au contraire la philosophie cherche la connaissance du réel, et ces dialectiques du possible ne nous le font pas atteindre. « La dialectique est ce qui assure l’accord de notre pensée avec elle-même. Mais par la dialectique — qui n’est qu’une détente de l’intuition, bien des accords différents sont possibles, et il n’y a pourtant qu’une vérité. L’intuition, si elle pouvait se prolonger au delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux[1]. »

La science est une pente donnée dans notre nature intellectuelle, une pente que nous descendons, tandis que la philosophie est une pente que nous devons remonter. L’intelligence se trouve, comme la matière, dans le mouvement d’une énergie spirituelle qui se détend. « Nous n’avons qu’à suivre la pente de notre esprit pour devenir mathématiciens… Nous naissons artisans comme nous naissons géomètres, et même nous ne naissons géomètres que parce que nous naissons artisans[2]. » Et c’est encore du même fonds que « nous naissons tous platoniciens ». Tout cela roule sur notre pente de facilité. Mais facilité est un nom de l’habitude, facilité est un terme d’action. Ce qui nous apparaît comme facile est donné dans notre nature d’action, et quand nous voulons passer de là à la connaissance désintéressée, il nous faut rompre une habitude, et remonter une pente ardue.

La connaissance scientifique est donc connaissance partielle parce qu’elle est connaissance partiale, connaissance intéressée, et la connaissance mathématique n’apparaît désintéressée que parce qu’elle est connaissance des formes non d’une certaine action, mais d’une action quelconque. La solidarité des mathématiques et de l’action est mise en lumière par la place que tient dans celles-là et celle-ci la précision. Les mathématiques sont la science de la précision, mais d’autre part « dans le domaine psychologique le signe extérieur de la force est toujours la précision[3] ». La précision de l’instinct sur un point

  1. Évolution Créatrice, p. 259.
  2. Id., p. 48.
  3. Énergie Spirituelle, p. 56.