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LE BERGSONISME

quent la jalousie, la haine, comme rallonge nécessaire à l’amour. Le rapport de l’une à l’autre est analogue au rapport entre l’intelligence et l’instinct, entre le cerveau humain et le cerveau animal, entre le cerveau et le corps, entre la création réfléchie d’outils artificiels, de machines, et la création de dents et de griffes. C’est bien le même esprit qui, travaillant sur des registres différents, a donné la sculpture grecque et la géométrie grecque : le Parthénon est d’ailleurs là pour nous rendre sensibles leur rencontre en un point et leur hymen harmonieux.

La perfection de l’amour sensuel c’est la sensation la plus intense, tandis que la perfection de l’art c’est la perception la plus intense. Or, si la sensation et la perception sont confondues à leur plus bas degré, à mesure qu’elles se développent et s’enrichissent, elles s’opposent davantage l’une à l’autre. « Si la perception mesure le pouvoir réflecteur du corps, l’affection en mesure le pouvoir absorbant[1]. » Le pouvoir réflecteur est le pouvoir d’action virtuelle, le pouvoir absorbant est le pouvoir d’action réelle. Et l’on peut dire que l’œuvre d’art nous présente le type de l’être réflecteur, le corps aimé le type de l’être absorbant.

Que signifie ce mot : la perception mesure le pouvoir réflecteur du corps ? Il signifie que nos perceptions braquent sur la matière les lignes de notre action possible, réfléchissent sur elle, comme un faisceau lumineux, nos actions virtuelles. Et quand j’emploie le mot de faisceau lumineux c’est à peine une métaphore : la vue fait l’essentiel de la perception non seulement humaine, mais animale. M. Bergson a illustré d’une façon saisissante le rôle de l’œil dans l’évolution animale, lorsqu’il a suivi cette « marche à la vision » qui est bien le fait crucial de l’Évolution Créatrice. Le microscope et le télescope représentent ce que l’intelligence humaine ajoute aux formes biologiques et instinctives de cette marche à la vision. Par eux le pouvoir réflecteur de notre corps s’étend loin vers les deux infinis de Pascal, y braque le rayon lumineux qui dessine la ligne où insérer le levier de notre action, et non d’une action immédiate, mais d’une action virtuelle, à long terme, qui peut ne se déclencher que dans des milliers d’années. L’œuvre d’art pousse encore bien plus loin ce caractère réflecteur de la perception. Elle exprime un monde d’actions possibles, l’accent n’étant pas, ici, comme dans la perception ordinaire et ses rallonges

  1. Matière et Mémoire, p. 48.