Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/112

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réflexion de Rodolphe est dessinée par la succession des pronoms ; il passe de elle à on, puis à ça, à cela et à ce. Trois phases : d’abord un sujet qui vit pour lui-même, puis un objet qu’on caresse pour son plaisir, enfin une chose qu’on jette quand on en a eu ce qu’on voulait. Rodolphe est le Lheureux de la vie amoureuse d’Emma.

Emma, qui ne pense que par idées reçues, a l’idée reçue de l’idée reçue, et c’est pourquoi elle a horreur de celles que Charles étale avec simplicité. « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. » Il suffira aux idées de tout le monde de s’endimancher, le jour du Comice agricole, dans la conversation de Rodolphe, pour exciter émotion, rire, rêverie, et d’autres choses encore, chez Emma : le trottoir de la rue, vu un jour férié.

La scène du Comice est une merveille, et Flaubert n’a pas tort de la comparer à une symphonie. Le tableau est à trois étages, comme la scène dans les mystères du moyen âge : le bétail au registre inférieur ; la cérémonie officielle sur l’estrade ; Emma et Rodolphe à la fenêtre de la mairie. Et les trois étages se suivent, comme dans une dialectique de l’idée reçue. Le bétail mugissant et pacifique forme la basse, il étale l’idée reçue dans sa tranquille innocence. Sur l’estrade, dans l’éloquence du conseiller de préfecture, l’idée reçue se recourbe en replis tortueux. Et, à la fenêtre de la mairie, Rodolphe développe à l’oreille d’Emma, sans y changer un mot, les vieilles paroles dites et redites des millions de fois, qui font toujours leur effet. Le bétail vague avec satisfaction dans ce beau jour d’été où des médailles consacrent son mérite ; les notabilités yonvillaises et l’assistance écoutent avec béatitude la parole de l’homme en habit vert ; Homais, pour n’en rien perdre, a mis la main en cornet contre son oreille ; et sous les mots de Rodolphe, Emma a laissé prendre la sienne, qu’elle ne retire pas. Comme les cordes aux cuivres dans la symphonie, les mots de la séduction s’entrelacent avec les proclamations du palmarès ; Catherine Leroux incline un demi-siècle de servitude devant un siècle de clichés, tandis qu’un lieu commun plus vieux encore commande à la fenêtre toute la cérémonie et va rejoindre dans un cercle parfait, dans l’identité d’une