Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/114

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d’une file ; les personnages de Laclos expriment bien l’humanité de leur époque, mais nous les prenons d’abord comme des individus, nous admettrions qu’ils fussent des exceptions, nous nous intéressons au drame d’une aventure particulière et d’âmes particulières, créés par l’auteur dans un dessein délibéré.

Allons plus loin. Valmont est un amant méchant et faux, mais il fait figure d’amant ; c’est, comme Néron, un artiste du mal. Mais l’artiste qu’était Flaubert a voulu écrire, de façon absolue, en Madame Bovary, le roman des êtres qui ne sont pas artistes, et Rodolphe n’échappe pas à ce caractère. Il n’atteint au type que par la vulgarité. Il trouve de mauvais goût qu’Emma lui fasse le serment qu’elle ne se partage pas entre lui et Charles, car cela lui est tout à fait égal (il est vrai que les partages de Louise cela était aussi égal à Flaubert). Elle l’agace par sa sentimentalité, les cadeaux de miniatures et de cheveux.

Valmont est un méchant, mais peut-on donner ce nom à Rodolphe ? Pas même. Il satisfait son égoïsme, mais ne cherche nullement à faire souffrir Emma. Sa brutalité est exempte de perversité. Quand Emma vient lui demander l’argent qui lui évitera le crime et la honte, Flaubert a soin de nous dire que s’il l’avait eu, il l’aurait donné. Réflexion d’auteur assez gauche ! Rodolphe, qui est un assez gros propriétaire, le trouverait sans doute chez le notaire. Mais il semble que Flaubert veuille lui garder une certaine figure correcte. Que d’hommes aux nerfs délicats et trop sensibles – Flaubert peut-être – souhaiteraient que le destin leur eût donné ce caractère sans tendresse ni méchanceté, avec de l’indifférence, de la correction, de la dureté, un type de sous-officier de cavalerie ! Qui sait même si Flaubert n’a pas emprunté quelques traits de cette dernière entrevue à la scène de Croisset, quand Louise Colet (la question d’argent n’était pas étrangère à sa liaison) fut cruellement congédiée ? Lui-même dit que sa mère en avait été révoltée comme d’une injure faite à toutes les femmes.

Un autre mot d’auteur nous ferait croire que ses souvenirs de liaison reviennent dans cette scène. « Depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée, par suite de cette lâcheté qui caractérise le sexe fort. » Et en effet tous les hommes de