Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/130

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pour évoquer le passé : tout le mouvement qui s’exprime par les noms de Renan, de Taine, de Leconte de Lisle. Un passage d’une de ses lettres à George Sand exprime assez bien ce caractère de sa génération, et ce qui l’oppose, sur ce terrain, aux grands romantiques :

« Je n’éprouve pas, lui écrit-il, comme vous ce sentiment d’une vie qui commence, la stupéfaction d’une existence fraîche éclose. Il me semble, au contraire, que j’ai toujours existé, et je possède des souvenirs qui remontent aux Pharaons. Je me vois à différents âges de l’histoire, très nettement, exerçant des métiers différents et dans des fortunes multiples. Mon individu actuel est le résultat de mes individualités disparues. J’ai été batelier sur le Nil, leno à Rome du temps des guerres puniques, puis rhéteur grec dans Suburre où j’étais dévoré des punaises. Je suis mort, pendant la croisade, pour avoir mangé trop de raisins sur la côte de Syrie. J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être empereur d’Orient. »

Toujours il faut faire la part à la charge, à la mystification spontanée, qui prenait si bien sur George Sand. Mais, enfin, il est certain que ce que Flaubert demandera à l’évocation historique, ce seront des figures comme celles de ses prétendues individualités disparues, purement pittoresques et qui ne servent à rien, et sur la fraîcheur vive desquelles ne se groupent aucuns souvenirs scolaires. Le contraire exactement de cette évocation après tout utilitaire, qui s’attache à une époque instructive et typique, comme le Voyage d’Anacharsis ou les Martyrs. Du libre, du pittoresque, du gratuit. La pensée profonde de Notre-Dame de Paris était au fond la même que celle des Martyrs. L’évocation historique servait de véhicule à une idée, à l’une des grandes transitions de la civilisation humaine, le passage d’une chose mourante à une chose vivante, de l’architecture au livre. Ceci tuera cela. Pour montrer un ceci de l’avenir qui tue un cela du passé, Chateaubriand avait eu recours à la machinerie épique, à un système d’art qui appartenait au passé ; Victor Hugo avait eu recours au roman, à un système d’art penché sur l’avenir. Mais tous deux avaient regardé l’histoire d’un regard qui y découvrait des types et des idées. Flaubert ne voudra la regarder que d’un regard d’artiste, ne lui demander que des couleurs et de la beauté. Mais, comme tous les regards d’artiste relèvent en somme d’une même physio-