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Colet n’exigeait chaque jour une contribution de papier noirci, et nous ne sommes pas tenus au courant du travail de Salammbô avec le même soin que nous l’étions du progrès de la Bovary.

« Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant Carthage. J’accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif… Actuellement, je suis perdu dans Pline…, j’ai encore diverses recherches à faire dans Athénée et Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l’Académie des Inscriptions. Et puis, ma foi ! je crois que ce sera tout. Alors, je ruminerai mon plan qui est fait, et je m’y mettrai ! Et les affres de la phrase commenceront, les supplices de l’assonance, les tortures de la période. Je suerai et me retournerai (comme Guatimozin) sur mes métaphores. Les métaphores m’inquiètent peu, à vrai dire (il n’y en aura que trop), mais ce qui me turlupine, c’est le côté psychologique de mon histoire[1]. »

Nous reconnaissons ici fort bien la succession logique et chronologique des idées qui se sont imposées à Flaubert, les trois étages successifs de son idée du livre. « Un livre, écrivait-il ailleurs, n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque. » Il veut donc d’abord et essentiellement vivre dans ce milieu carthaginois et militaire qui l’a séduit par son étrangeté, son isolement, Sa complexité, et y faire vivre le lecteur. « Savez-vous, disait-il aux Goncourt à propos de Salammbô, toute mon ambition ? Je demande à un honnête homme, intelligent, de s’enfermer quatre heures avec mon livre, et je lui donne une bosse de haschisch historique. C’est tout ce que je demande[2]. » Flaubert s’enchante de faire une machine carthaginoise. Il s’agit en second lieu de fabriquer du style, de convoquer le ban et l’arrière-ban des phrases, des périodes et des métaphores. Et enfin, en troisième et dernier lieu, le côté psychologique de l’histoire, les hommes et les caractères. On conçoit tout de même que ce classement ne se fasse pas avec une très bonne conscience, et que Flaubert soit quelque peu « turlupiné». Il poussera ce cri du cœur : « Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois, et les quatre--

  1. Correspondance, t. IV, p. 216.
  2. Journal des Goncourt, t. l, p. 307.