Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Jaloux, la Vie et les femmes. Il pourrait aussi s’appeler – et mieux encore – comme celui de Du Camp les Forces perdues. Les illusions intérieures, le piétinement amoureux et les faillites sentimentales de Frédéric sont accordés avec des courbes politiques et morales analogues à celles de la première Éducation. L’Éducation, comme Madame Bovary, c’est la liquidation du romantisme par l’observation et l’ironie, liquidation qui met en lumière un gaspillage et un déchet énormes. Un tableau romanesque qui valût pour l’état d’esprit de toute une génération, Musset en avait fait l’essai, le premier peut-être, dans la Confession d’un enfant du siècle. Puis Sainte-Beuve avait porté sur ce cours du temps, sur ces transformations de la sensibilité et de l’intelligence, une expérience et une analyse de confesseur. Il a analysé vingt fois l’état d’esprit des générations qu’il a traversées. On conçoit fort bien que le livre ait pu être écrit en partie pour lui. Un tableau de la génération qui succéda à celle de Musset était bien à point, ces années-là, en tenant compte, évidemment, du caractère un peu artificiel de tout tableau de ce genre ; dire « ma génération », c’est la plupart du temps monter sur une échelle pour dire : moi et mes amis.

Il s’agit donc d’une génération qui a gaspillé ses forces et qui a été déclarée en faillite, avec le second Empire pour syndic. Et le reproche qu’on a fait tout de suite et qu’on fait encore à l’Éducation, c’est de participer elle-même trop complètement, comme œuvre d’art, à ce gaspillage, à ce vide, à cette faillite. Flaubert ayant voulu peindre des personnages qui ne sont pas intéressants, la majeure partie de la critique a trouvé qu’il n’était pas intéressant. On avait fait d’abord le même reproche à Madame Bovary, mais pour Madame Bovary cela n’avait pas duré, tandis que pour l’Éducation, cela a duré, et d’autant plus que tout le roman naturaliste est sorti de sa formule : « Le vrai titre du livre, dit Brunetière, était les Fruits secs. Tous ses personnages s’agitent dans le vide, tournent comme des girouettes, lâchent la proie pour l’ombre, s’amoindrissent à chaque nouvelle aventure, marchent au néant[1]. » Et il lui paraît qu’ils y emportent le livre avec eux. Pareillement Faguet, qui dit : « Le livre est

  1. Le Roman naturaliste, p. 417.