Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/161

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Pour Frédéric, Marie est à elle seule ce qu’est le monde confus et romanesque pour Emma : la figure du bonheur. Aussi loin de la bonté indiscrète et débordante que de la sécheresse contractée et indifférente, elle incarne une nature qui rayonne, qui rayonne doucement, inépuisablement une possibilité de bonheur. Son amour, en se fixant, à la fin, sur Frédéric, a choisi avec justesse l’homme qui lui permettra : une victoire non à vrai dire facile, mais proportionnée à ses forces. Dans cette scène de la fabrique, à Creil, qu’ils visitent avec Sénécal, et qui répète avec des nuances plus fines la visite de la cathédrale dans Madame Bovary, l’effort que fait Mme  Arnoux pour différer et repousser l’aveu qu’elle sent sur les lèvres de Frédéric est mélancolique, il n’est pas dur. Les circonstances qui contribuent à l’éloigner de la passion sont pour elle des circonstances heureuses. Elle peut vivre dans une réalité triste, mais elle a besoin de vivre dans une réalité calme. Elle n’apporte tout son amour à Frédéric que lorsque tout cet amour est d’autrefois, et, ne pouvant plus causer de joie, ne peut non plus faire de mal, qu’elle peut avoir son rêve derrière elle comme Frédéric et Emma l’ont eu devant eux, et qu’elle peut le posséder au lieu d’en être possédée. Quand Frédéric croit qu’elle est venue pour être à lui, elle laisse seulement, pour tout remettre en place dans leurs cœurs, glisser ses cheveux blancs et lui en coupe une longue mèche. Elle entre ainsi dans sa place naturelle, qui est le repos du passé. La scène nous émeut d’autant plus que nous savons qu’elle s’est passée exactement, quand ils ont été vieux, entre Flaubert et Mme  Schlesinger.

Les trois amours de Frédéric, Mme  Arnoux, Rosanette, Mme  Dambreuse, on pourrait avec quelque artifice les styliser sous ces trois noms, la beauté, la nature, la civilisation ; ce sont ces trois sources qui nourrissent chez un véritable artiste sa vie intérieure et ses créations. Chez Frédéric qui est la caricature d’un artiste, un autre Pellerin, elles tournent en velléités et ne donnent que de l’inachevé.

Mme  Arnoux unit la beauté physique et la beauté morale dans un accord parfait, assez froissée pour être pathétique et pas assez pour être tragique. Elle est la seule des femmes de Flaubert qui non seulement nous soit donnée pour vraiment belle, mais que nous ne puissions imaginer autrement que belle,