Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/181

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cela avec son existence d’artiste, qui forme un tout, un bloc ; pour un peu, il reprendrait le dualisme pascalien, misère de l’homme à l’état de nature, noblesse de l’homme dans l’état de grâce artistique. Sa vie déserte est pleine de tentations, matières à rêves et à figures d’art. « Peu à peu cependant une langueur a surgi ; c’était une impuissance désespérante à rappeler ma pensée, qui m’échappait malgré les chaînes dont je l’attachais ; comme un éléphant qui s’emporte, elle courait sous moi avec des hennissements sauvages ; parfois je me rejetais en arrière, tant elle m’épouvantait à la voir, ou, plus hardi, je m’y cramponnais pour l’arrêter. Mais elle m’étourdissait de sa vitesse et je me relevais brisé, perdu. Un jour, j’entendis une voix qui me disait : Travaille ! et depuis lors je m’acharne à ces occupations niaises qui me servent à vivre, le Seigneur le veut ! » On dirait que Flaubert envoie ici à Louise Colet une page de l’œuvre à laquelle il travaille.

Le Seigneur le veut ! La clef de la Tentation, la raison profonde pour laquelle Flaubert s’est attaché toute sa vie à ce sujet et l’a jugé le plus consubstantiel à son effort d’artiste et à sa pensée profonde, c’est l’hallucination de la nature sacerdotale et monacale, c’est l’identité qui lui paraissait exister entre sa vie et celle d’un prêtre ou d’un moine, d’un prêtre de l’art et d’un moine hanté de rêves et de visions. Ni son père ni sa mère n’étaient catholiques autrement que de nom, et il ne semble pas que la religion l’ait occupé à un moment quelconque de son enfance et de sa jeunesse. Mais il paraît bien l’un des artistes de XIXe siècle qui en ont adopté pour emblème de leur être intérieur la forme vidée, durcie et plastique, en ont gardé comme un symbole de leur art la coquille éclatante. « Moi, je déteste la vie ; je suis un catholique, j’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. » Le catholicisme ne consiste pas précisément à détester la vie, mais il exclut certain attachement lourd au plein et au massif de la vie. « Le sang du Christ, qui se remue en nous, rien ne l’extirpera, rien ne le trahira ; il ne s’agit pas de le dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie venait à périr…, nous serions plus bêtes que les oiseaux, qui au moins perchent sur les arbres. » Il entre dans une fureur indescriptible contre Augier qui lui a déclaré « n’avoir jamais