Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/187

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Le Journal des Goncourt nous en donne l’origine. « En fiacre, il me parle de son livre, de toutes les épreuves qu’il fait subir au solitaire de la Thébaïde et dont il sort victorieux. Puis, au moment de la séparation, à la rue d’Amsterdam, il me confie que la défaite finale du saint est due à la cellule, à la cellule scientifique[1]. » Flaubert écrit d’ailleurs, au sortir d’une lecture de la Création naturelle d’Hæckel, que c’est un livre « plein de faits et d’idées. C’est une des lectures les plus substantielles que je sache[2] ». Mais, lisant à la même époque Schopenhauer, il ne trouve que cela à en penser : « Dire qu’il suffit de mal écrire pour avoir la réputation d’un homme sérieux ! »

Cependant n’exagérons pas. Flaubert a laissé cette dernière page dans un vague suffisant pour qu’elle ne nous paraisse pas plus incorporée à sa croyance que les autres visions de la Tentation. Il a simplement renversé l’ordre de la première Tentation, mis ici, comme tentation dernière, cette tentation de la vie prise par le dessous.

Il chanta l’arbre vu du côté des racines.

C’est l’être épousé dans son origine, le panthéisme d’en bas après celui d’en haut, la sympathie avec toutes les formes, l’état de grâce de l’artiste romantique. Il est naturel que la matière figure le point final et la tentation suprême dans cette œuvre épaisse, capiteuse et violente qui a tout pris par le côté de matière. La Tentation reste assez objective pour nous permettre de voir dans le mot : « être la matière », la chute dernière, la densité la plus forte qu’atteigne cette succession de poids qui, dès le début, l’un après l’autre, entraînaient l’esprit. La construction est inverse de celle du Satyre, finit où le Satyre commence, parce que la vie pour Victor Hugo correspond dans son ensemble à une réalité qui se fait, et pour Flaubert à une réalité qui se défait : rien d’étonnant (surtout pour un bergsonien !) à ce qu’il en trouve l’achèvement dans la matière. N’oublions pas qu’au moment où il termine la Tentation, il a déjà fait le plan de Bouvard et Pécuchet, et a même commencé l’ouvrage. Flaubert a pu s’intéresser à Hæckel, mais il le lisait en vue de Bouvard, en se mettant dans la peau

  1. Journal, t. IV, p. 352.
  2. Correspondance, t. VII, p. 153.