Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/191

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cœur simple, où il met en scène sa grand-tante et la servante Julie, mêlée ici à une servante de Trouville qui s’appelait Léonie, le perroquet authentique de Léonie. Flaubert, en y ressuscitant des jours écoulés, jette un filet sur sa vie antérieure, nous donne une ombre, une idée des mémoires qu’il n’a pas écrits, et de la couleur sous laquelle lui revenait le passé. Voici la maison de sa tante Albais (Mme Aubain), le petit pensionnat d’Honfleur où sa mère avait été élevée quelque temps, les deux fermes de sa mère près Pont-l’Evêque, Gustave et sa sœur Caroline, qui s’appellent ici Paul et Virginie. On songe à la Devinière de Rabelais, et on ferait le voyage, là aussi, Un cœur simple en main. Voici cet aspect d’automatisme que prennent dans le passé comme dans le rêve les figures anciennes après avoir joué la pauvre comédie de la vie. Voici, comme dans Madame Bovary, un peu de l’existence de Flaubert, transposée en phrases mesurées, comme un musicien transpose la sienne en le réseau des notes.

N’est-ce pas sur un rythme analogue à sa propre durée qu’il se figure et représente la vie de Félicité, qui perd l’une après l’autre toutes ses affections, va vers la solitude, devient sourde, ne vit plus qu’avec elle-même, ses souvenirs, l’image de ce perroquet ; un morceau d’existence qui s’ossifie, se fige, s’immobilise avant de se défaire ? Mais ce cœur simple a, sous cette simplicité, battu selon les grands rythmes de l’humanité, a été touché par l’amour, la religion, la mort. « C’est, dit-il, tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler, et en mourant à son tour elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique, comme vous le supposez, mais, au contraire, très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant moi-même une. Hélas, oui ! l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil de ma vieille amie[1]. »

  1. Correspondance, t. VII, p. 307.