Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/193

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ble-t-il pas à ce rêve d’exotisme qui avait donné la Tentation et Salammbô, qui allait donner Hérodias ?

La Légende de saint Julien l’Hospitalier, que Flaubert projetait depuis longtemps, et qui fut écrite avec une facilité et une rapidité relatives, répond, elle aussi, à une détente à une douceur d’arrière-saison ; elle est un peu à la Tentation de saint Antoine ce qu’Un cœur simple est à Madame Bovary. Malgré cette aisance de rédaction, ou peut-être à cause d’elle, Saint Julien donne l’impression d’un style plus beau, plus lumineux que toute autre œuvre de Flaubert. On y admire un équilibre parfait entre la spontanéité et l’ampleur de la narration d’une part, et la perfection des phrases, la pureté pittoresque du détail d’autre part, entre ce qu’on pourrait appeler le mouvement de translation et le mouvement de rotation d’un livre.

Saint Julien et Un cœur simple sont pris dans le même rythme religieux et chrétien, épousé sincèrement et franchement de l’intérieur, et non, comme dans la Tentation, utilisé en parodie par l’intelligence. Mêlés de tendresse et d’amertume, modèles du ton tempéré, l’un et l’autre vont vers le triomphe et la paix. La mort de Félicité comme la mort de Julien, c’est l’achèvement d’une vie qui a mérité d’être. Les puissances qui sont présentes à leur lit de mort sont les puissances de lumière, exactement le contraire de cette puissance des ténèbres que Flaubert a tenu à placer, sous la figure de l’Aveugle, près d’Emma Bovary comme un symbole de sa damnation, de sa vie perdue. Car la vie de Félicité et la vie de Julien sont au contraire des vies gagnées. Et gagnées aux deux extrémités de la nature humaine, ces extrémités que le triomphe du christianisme consiste à comprendre pareillement. Tandis que la vie de Félicité est le type de la vie la plus simple, la vie de Julien est le type de la vie la plus tragique. La vie de Félicité peut s’appeler par excellence la vie qui n’a pas d’histoire, et Drumont écrivait : « Soixante années pendant lesquelles deux ou trois trônes se sont écroulés ont passé sur cette douce créature sans l’agiter davantage que quelque tempête effroyable ne trouble le polype en sa tranquillité profonde. » La vie de Julien, destiné à tuer son père et sa mère, réalise au contraire le sommet de la vie tragique, à la fois celle d’Œdipe et d’Oreste qui ne tuent que l’un ou l’autre. Et cette vie, admi-