Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/195

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attend qu’on sorte. Faguet disait que dans Salammbô on attend les Romains. J’avoue que je ne me sens nullement concerné dans cet on. Mais enfin Hérodias donne satisfaction à ceux qui faisaient ce reproche à Salammbô. Ce ne sont pas seulement les Romains qui figurent dans Hérodias, mais aussi les Juifs, précisément à l’époque où le contact entre les Romains et les Juifs, entre l’Occident et l’Orient, renouvelle la face du monde et produit la civilisation dont nous vivons aujourd’hui. Ce raccourci d’histoire est concentré tout entier sur une plaque tournante, où ce qui tourne c’est en effet la destinée du monde. Pour plusieurs raisons, il n’eût pas convenu à Flaubert de traiter un épisode de la vie de Jésus. Mais celle du Précurseur se trouvait sur l’exacte frontière du religieux et du profane, aussi bien que de l’antiquité judéo-romaine et du christianisme. Elle comportait les figures de femmes singulières et couvertes de joyaux qui sont indispensables, comme centres de cristallisation, à l’archéologie de Flaubert. Et il a en somme réussi. La Tentation avait eu le suffrage de Renan. Taine, peu artiste et qui cherche le solide et l’instructif, qui se pose devant toute œuvre d’art cette question : Qu’est-ce que cela m’apprend ? écrit d’Hérodias : « Ces quatre-vingts pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan. » Le texte biblique y est d’ailleurs utilisé de près.

Hérodias n’est pas écrite avec la facilité épique, l’abondance et la détente de Saint Julien. Elle est toute en tension, en application, en conscience lucide, méticuleuse et défiante. Flaubert a voulu, comme dans Salammbô, donner satisfaction à son démon de l’histoire et du passé. « Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (un vrai préfet), et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon ; la question des races dominait tout. » Ce contact du Sémite et du Romain, qu’il avait voulu éviter dans Salammbô, peut-être comme trop facile, trop attendu, trop idée reçue, il le prend pour sujet essentiel d’Hérodias. Et de curieuses trouvailles le poussent à l’extrême et au paradoxe. Le moindre n’est pas cette rencontre, en une même scène, du futur Vitellius, jeune phénomène de goinfrerie et de Iaokanann vaticinant dans sa prison, sec et noir comme les sauterelles dont il se nourrissait au désert. Tous ces signes complexes ramassés sur le plus petit