Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/206

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et solide. Il faut, comme Antoine par le Catoblépas, être attiré par la stupidité, en avoir besoin pour la vie, la joie, la santé de son esprit, être sensible à cette matière de son art comme le sculpteur au marbre et le poète aux mots. Flaubert savourait, humait, dégustait la bêtise, comme un amateur normand se délecte à un fromage avancé. Parlant de l’horloger qui, à Croisset, venait remonter les pendules, il écrit à sa nièce : « Je m’aperçois que cet imbécile-là occupe une place de mon existence ; car il est certain que je suis joyeux quand je l’aperçois. Ô puissance de la bêtise[1] ! » Cela se retrouvera dans le flaubertisme intégral, le bouvardisme orthodoxe de Huysmans, de Thyébaut, de Gourmont. Ainsi son horreur de la bêtise n’entre que pour une petite part dans l’attraction qu’elle exerce sur Flaubert. Il ne cherche pas seulement à la représenter, mais à l’incarner, et Bouvard et Pécuchet devient une curieuse fusion de l’auteur et de son sujet.


Pour écrire l’histoire de ses deux copistes, il se fit copiste. Depuis 1871, il s’est mis à entasser des notes, à lire et à extraire. « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1500. Mon dossier de notes a huit pouces d’épaisseur, et tout cela ou rien, c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être plus pédant ; de cela j’en suis sûr[2]. » Ce sont de ces choses dont on n’est jamais bien sûr. Admettons que le pédantisme, l’état d’âme de Bouvard et Pécuchet, celui de Flaubert soient trois choses assez différentes. Elles ont au moins ce trait commun de consister en un entassement de connaissances inutiles et mal digérées.

« La sotte chose, dit Montaigne, qu’un vieillard abécédaire ! » Or, Bouvard et Pécuchet, c’est la monographie de deux vieillards abécédaires, et le comique du livre a le même principe que le comique du Bourgeois gentilhomme. Il s’agit de vieilles gens qui sont ridicules en faisant ce qui convient à un adolescent. Arrivés à l’âge où l’on doit achever de vivre, ils se mettent à recommencer leur vie. Et on ne voit pas comment Flaubert peut tirer argument contre la vie humaine, la nature humaine, d’un exemple qui est une violation évidente des lois de la vie

  1. Correspondance, t. VI. p.137.
  2. Correspondance, t. VIII, p. 355.