Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/21

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D’où venait ce nom ? Probablement (je dois cette suggestion à André Gide) de cette expression qui paraît avoir été usuelle dans la famille Flaubert : mener la vie de garçon. D’un Rouennais qui ne s’était pas marié, et qui dépensait comme il se doit les capitaux amassés par des parents dans l’indienne ou le bois du Nord, on disait à Rouen, avec scandale : « il mène la vie de garçon à Paris. » On en retrouve un écho dans Madame Bovary, quand Homais décrit avec un mélange d’admiration et d’horreur la vie que mènent à Paris les journalistes et les artistes.

Le 20 septembre 1846 Flaubert écrivait à Louise Colet : « Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille francs de rente. » Le Garçon s’en tirait peut-être à meilleur compte, comme s’en fût tiré Panurge. Mais il s’arrangeait pour mériter cette épitaphe, qui nous a été conservée : « Ci-gît un homme adonné à tous les vices. » Le Garçon flamboyait à l’horizon rouennais, comme une vive image d’affranchissement, de cynisme, de liberté de parole, de goinfrerie et de sexe débridés. Par le Garçon, Flaubert touche à Rabelais, car Pantagruel a été imaginé dans l’ombre d’un Garçon, a eu comme maquette un Garçon élaboré chez l’écolier Rabelais, le cordelier Rabelais, le carabin Rabelais. Les termes employés par la nièce de Flaubert nous éclairent excellemment sur la substance et la veine alcofibrasienne du Garçon.

Le Garçon était né probablement sur le Théâtre du Billard, être d’abord informe qui avait acquis peu à peu une personnalité immense, était devenu une sorte de guignol rouennais, « fabrication, disent les Goncourt à la suite d’une causerie avec Flaubert, d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand. Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle. Rien ne donnera mieux l’idée de cette vocation étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen. L’un disait : c’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut au milieu des passants : « Oui,