Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/213

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voulait pas lui obéir, ce qui n’a rien d’étonnant. Nous apprenons en effet dans Bouvard et Pécuchet que Pécuchet « confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche ». À peu près comme Mascarille confondait la demi-lune et la lune entière ; car le lieutenant Gustave Flaubert paraît bien croire ici à l’existence du demi-tour à gauche. (Au fait il exista peut-être dans la nuit des temps.) On ne devait pas s’ennuyer, les jours d’exercice, sur la place de Croisset.

Ce ne sont pas seulement ses opinions politiques que Flaubert fait soutenir par Bouvard (celui des deux qu’il prend le plus volontiers pour porte-parole), mais même, ce qui paraît plus étrange, ses opinions littéraires. Dans le chapitre V, Bouvard les expose, mais un peu comme le Cochon, dans la première Tentation, mettait au point de bassesse et de grotesque les sentiments d’Antoine. Il les ratatine à la dimension de lieux communs ridicules. « Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’art se renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la littérature. » On est vraiment impressionné par sa décision totale et presque farouche de mettre dans Bouvard, point final de sa vie littéraire, produit de sa vieillesse (Montaigne appelait ses Essais les excréments d’un vieil esprit), tout ce qui peut en faire un point final de tout, un niveau de base absolu, un nihilisme qui, comme celui de Montaigne, s’emporte lui-même et ne s’excepte pas, puisqu’il atteint l’arche sainte : la littérature. Je disais tout à l’heure que la vie du duc d’Angoulême était la Salammbô de Bouvard et de Pécuchet. Ils ont aussi leur Madame Bovary, leur « histoire de Delamarre ». « Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, et il ambitionnait d’en faire un livre. Bouvard avait connu, à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage. » Évidemment Flaubert pense ici aux chefs de bureau, aux adjudants, aux maîtres d’étude qui commencent à fournir au naturalisme, alors à son aurore, son pain quotidien. Mais comme tout cela descend de Madame Bovary et surtout de l’Éducation, c’est en somme à lui-même qu’il en a.

Ce qui contribue peut-être le mieux à rapprocher les deux héros de Flaubert et leur créateur, c’est que la série de leurs expériences se termine comme la série même des expériences littéraires de Flaubert. Dans la dernière partie, dont nous