Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/230

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C’est qu’un roman de Flaubert n’est pas fait, comme un roman de Balzac, d’une progression dramatique et d’un récit bien noué. Le réalisme a précisément consisté en partie à remplacer cette forme de roman (qu’a reprise Paul Bourget) par une succession de tableaux. Flaubert, les Goncourt, Daudet, Zola, Huysmans, composent par tableaux, et aussi la plupart des romanciers contemporains. L’auteur d’une Esthétique de Gustave Flaubert, M. Ferrère, l’a fort bien mis en lumière en ce qui concerne Flaubert : « Lorsque Flaubert travaillait, il composait par tableaux, ainsi qu’en fait foi la correspondance, non par chapitres, sauf toutefois pour Salammbô… Dans les lettres qui se rapportent à la composition de Madame Bovary, nous entendons Flaubert nous dire : « Mon auberge, mes comices, mes rêves de jeune fille, mon Rouen, mon enterrement, ma noce normande sont commencés, me donnent du mal, réussissent, vont finir. » L’effort réel et achevé de composition porte donc chez lui plutôt sur les parties que sur l’ensemble. La phrase est plus composée que le tableau, le tableau plus composé que le livre. Ce fut une des raisons de l’échec de l’Éducation sentimentale.

Cette composition par tableaux est destinée à donner la sensation de la vie, d’un écoulement qui n’est pas enfermé dans un cadre, qui n’a proprement ni commencement, ni fin. « Ce dernier morceau, écrit Flaubert aux Goncourt (la fin de Germinie Lacerteux) rehausse tout ce qui précède, et met comme une barre d’or au bas de votre œuvre[1]. » Flaubert terminera le récit historique de Salammbô par la « barre d’or », mais il l’exclura de Madame Bovary et de l’Éducation, qui doivent traduire une existence ordinaire et quotidienne sans commencement ni fin. Ou plutôt la barre d’or y est parodiée ; dans Madame Bovary, par la Légion d’honneur d’Homais, et dans l’Éducation par le : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur. »


Flaubert n’était nullement musicien, et cependant c’est à la musique que nous sommes obligés d’emprunter des analogies pour expliquer sa composition. Un tableau de Flaubert est composé comme une symphonie, et lui-même emploie ce mot

  1. Correspondance, t. V, p. 163.