Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/236

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mesure de la maison étroite. La deuxième rend par son balancement égal le double rythme de la gondole et du hamac. Et la dernière est elle-même facile et large, pleine d’air et de mouvement, comme le vêtement léger et la nuit spacieuse.

Autre phrase imitative qui épouse le mouvement même et la dispersion de l’image. « Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre le contour des collines ; et d’autres, se déchirant, montaient, se perdaient[1]. »

Dans la chute si volontairement plate de cette phrase tient tout le schème de Madame Bovary : « Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers, puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles, en faisant des projets[2]. »

Une phrase qui dessine par ses membres qui vont se raccourcissant, la perspective descendante : « La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville[3]. »

Ces constructions imitatives abondent surtout dans Madame Bovary. Voyez celle de la phrase, au début, qui fait littéralement la casquette de Charles, s’échafaude puissamment comme l’étrange coiffure, et se termine ainsi : « Elle était neuve. La visière brillait. » Petite phrase en effet glacée, et mince comme la visière. Mêmes effets dans la description de la pièce montée. Relisez (page 17 de l’édition Conard) celle de la ferme : chaque phrase y a une mesure différente, destinée à rendre les objets, et sa complication épuise la complexité de ce qu’elle décrit, jusqu’au jacassement de la dernière phrase, avec ses quatre membres égaux comme quatre oies qui se suivent. Je trouve dans mes notes une analyse, trop longue à reproduire ici, d’une page de l’Éducation sentimentale (p. 229 de l’édition Conard), depuis Des femmes le remplissaient jusqu’à le battement des éventails. C’est dans le détail le plus technique que le salon de Mme Dambreuse y est peint avec des mesures, des nombres, des coupes de phrases. Le dessin de ces phrases peut susciter des réflexions aussi indéfiniment que celui d’un tableau ou que

  1. Madame Bovary, p. 219.
  2. Madame Bovary, p. 256.
  3. L’Éducation sentimentale, p. 549.