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remment à un passé ou à un présent, sera la plaque tournante sur laquelle la phrase passera de l’un à l’autre.

3° Les deux ruptures de temps, les deux passages du passé au présent s’expliquent par cette phrase de la fin : « Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin. » Les deux phrases mises au présent sont celles précisément qui placent hors de la durée ce passage, lui confèrent un caractère étrange et fantastique d’éternité, la première dans une atmosphère de sorcellerie, et la seconde, plus loin encore, plus loin qu’une antiquité historique, dans une impassible et inhumaine réalité cosmique.

4° La phrase des roches est symétrique de celle des chênes, et l’accumulation des participes présents y correspond à ce qu’était dans celle-ci l’accumulation des imparfaits. Et comme les imparfaits donnaient une impression de mouvement humain, les participes donnent ici la sensation de l’inachevé et du passif, du minéral et du matériel.

Nous avons vu Flaubert amené à son éternel imparfait par sa conception même du roman. Mais l’emploi du participe présent est peut-être plus fréquent chez lui que chez n’importe quel écrivain, et, en principe, cet emploi semblerait peu heureux. Flaubert y est conduit d’abord et surtout par sa phobie des pronoms relatifs, par sa timidité excessive devant les qui et les que. Un participe présent fait l’économie d’un qui, mais il énerve la phrase, l’alourdit d’une ligne molle et sans caractère. C’est un défaut dans lequel Flaubert tombe quelquefois. Cependant il y échappe généralement en donnant au participe présent une raison suffisante d’exister, en l’employant avec une valeur de diminution, de faiblesse, de mollesse, en l’introduisant dans une dissonance.

Le participe opposera son mouvement ralenti ou faible au mouvement rapide et à la force du temps verbal pur. « On entendait le murmure de l’eau ; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise[1]. » Mêmes valeurs ici. « Là j’avais pour compagnie des scorpions se traînant parmi les pierres, et au-dessus de ma tête, continuellement, des aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu[2]. » Et à la

  1. Salammbô, p. 124.
  2. Tentalion, p. 3.