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Il est loin pourtant de suivre ce conseil dans les Mémoires d’un fou, rédigés à la fin de 1838 et offerts le 1er janvier 1839 à Le Poittevin comme une confession sincère. Ils sont écrits précisément à l’imitation des Confessions de Rousseau, qu’il a lues cette année 1838, en préparant son baccalauréat de philosophie. Et c’est sans doute la seule œuvre de Flaubert en laquelle nous puissions reconnaître une pure autobiographie, non romancée. On y voit le tableau d’une enfance comprimée, au collège, en butte aux railleries de tous, en proie intérieurement à tous les rêves, rêves de voyage, rêves de gloire, rêves de la Rome de Néron, rêves de moyen âge, et des apostrophes à la Rousseau : « Malheur aux hommes qui m’ont rendu corrompu et méchant, de bon que j’étais ! Malheur à cette aridité de la civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s’élève au soleil de la poésie et du cœur ! » Mais Rousseau tire de son malheur et de son échec un rêve d’amour et de reconstruction, tandis que ce qu’appellent les imprécations du jeune Flaubert, c’est l’écroulement, la ruine de tout ; les déclamations de Rolla viennent relayer les Confessions, et la philosophie du jeune homme est à peu près celle des Blasphèmes, de Richepin, c’est-à-dire d’un Homais qui aurait bu l’alcool de son bocal à ténia. « Tu es donc né fatalement parce que ton père un jour sera revenu d’une orgie, échauffé par le vin et par des propos de débauche, et que ta mère en aura profité… »

Une seconde partie des Mémoires d’un fou, écrite trois semaines après la première, intéresse davantage. C’est l’histoire, évidemment authentique, des amours de Flaubert. Il ne nous est pas difficile de remettre les noms. Voilà les trois étages d’expériences que tout le monde à peu près connaît, quitte à se fixer selon ses préférences sur l’un des trois. D’abord l’amour d’enfance pour une petite Anglaise amie de sa sœur, Gertrude Collier, gamine délurée et provocante devant laquelle le gros garçon resta sot.

« Soit, n’y pensons plus », dit-elle.
Et depuis j’y pense toujours.

C’est ensuite son amour de Trouville, celui qu’il garda toute sa vie et autour duquel il allait écrire, longtemps après, l’Éducation sentimentale : une belle femme, de treize ans plus