Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/266

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ciel orageux chauffait l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs une force incalculable, et comme l’énergie d’un élément[1]. »

Ce et introduit la fin du tableau, le trait décisif, dans la phrase ternaire, que nous appelions la phrase-type de Flaubert : « Les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés[2]. » De l’un à l’autre des trois membres il y a progression de mouvement, jusqu’au troisième qui implique non un repos, mais cette forme intérieure du mouvement qui est l’arrêt. Dans la description du paysage de Rouen, vu du haut d’une côte, ces trois membres, ce mouvement progressif à la fois sommé et arrêté par le et final, suffisent à isoler le fleuve, à lui faire sa juste place.

Le et de mouvement marquant une tension et une construction, il suffit à Flaubert d’enlever cet écrou pour arriver, quand il le faut, à la détente, à une réalité qui se défait. Cette succession de deux phrases est saisissante : « Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur pourpre s’élargissait dans le ciel pâle du côté de Sainte-Catherine. La rivière livide frissonnait au vent ; il n’y avait personne sur les ponts ; les reverbères s’éteignaient. » Et dans un autre roman : « À ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre, et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de sa tristesse amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal s’affaiblissait ; les voitures commençaient à s’en aller[3]. » Dans ce dernier passage, les deux premières phrases impliquent et comme la charnière sur laquelle un souvenir instantané tourne pour s’étaler, se prolonger en un état de rêverie qui dure. Dans la dernière l’absence de conjonction note une descente, une dispersion, un émiettement, une fin.

Ce et de mouvement prend d’ailleurs chez Flaubert cer-

  1. Éducation, p. 453.
  2. Madame Bovary, p. 403.
  3. Éducation, p. 231.