Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/268

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Ainsi le et de mouvement pourrait s’appeler un et de passage. Mais il est aussi un et de passage au second degré, passage, dans le style, d’un mouvement à un autre, d’un temps à un autre. « Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d’oreille en bois ; et, restés sur le seuil, ils s’appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent[1]. » Le plus souvent, il accompagne le passage du prétérit à l’imparfait et réciproquement, marque le développement de l’action instantanée en une action continue ou inversement : « Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d’or[2]. » « Le toit s’envola, le firmament se déployait ; et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus qui l’emportait vers le ciel[3]. »

Le et de mouvement deviendra parfois chez Flaubert un et de rejet, rejet de l’épithète à une distance où elle se détache pour y produire un effet : « Quand il les eut découvertes, il n’en trouva qu’une seule, et morte depuis longtemps, pourrie[4]. » « Tel qu’un squelette il avait un trou à la place du nez ; et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard, et nauséabonde[5]. » C’est là un tour que le style avait perdu depuis le XVIe siècle.

Ce rejet de l’adjectif par le et (ou par une virgule, comme dans, « il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense[6] ») est moins fréquent et moins caractéristique dans Flaubert que le rejet original de l’adverbe. L’un et l’autre appartiennent au même mouvement et à la même direction du style. Comme leur nom l’indique, l’adjectif et l’adverbe sont attachés l’un au substantif et l’autre au verbe ; la logique de la langue maintient cette attache ; mais la vie du style cherche à la desserrer, à tirer de cette rupture une de ces dissonances expressives par lesquelles toutes les techniques d’art progressent.

  1. Salammbô, p. 112.
  2. Salammbô, p. 158.
  3. Trois Contes, p. 124.
  4. Trois Contes, p. 110.
  5. Trois Contes, p. 122.
  6. Éducation, p. 102.