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Flaubert, constate « la surprenante impuissance de sa langue, partout ailleurs si ferme et si riche d’expressions créées, toutes les fois qu’il essaye de pénétrer dans le domaine psychologique[1] » ? Brunetière veut dire dans le domaine des idées abstraites. Mais quel est donc l’artiste, romancier ou dramaturge, qui a jamais été capable d’exprimer des idées abstraites ? Paul Bourget paye comme romancier la rançon de cette faculté, et le délicieux entre-deux d’Anatole France trouve (avec sa perfection) ses bornes de l’un et de l’autre côté. Brunetière revient sur cette question et dit avec plus de précision dans ses Essais de littérature contemporaine : « Flaubert bronche et tombe dans le galimatias, aussi souvent qu’il essaie d’exprimer des idées, ce qui doit être la grande épreuve des représentants de la prose française[2]. » Et il cite à l’appui cette phrase de Madame Bovary : « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait le meilleur. » Ce n’est pas du style très « soutenu », mais il n’y a là aucun galimatias, et l’image alimentaire n’est pas déplacée dans le milieu de médiocrité que peint Flaubert. Quant à la théorie selon laquelle la grande épreuve des écrivains français est d’exprimer ce que Brunetière et Faguet appellent des « idées » et à se ranger dans une hiérarchie scolaire qui va de la narration de quatrième à la disputation de philosophie, c’est une idée de professeur naturelle aux critiques peu artistes.

En matière de style, le grand mérite de Flaubert est donc d’avoir épousé et assimilé une tradition de langue parlée, d’avoir donné à son expression cette solidité vivante et ce tissu organique de la parole, que le même Brunetière a admirablement discernés chez les grands écrivains du XVIIe siècle. Et ce cours de la langue parlée dans le style de Flaubert ne s’arrête pas là ; il aboutit au célèbre « gueuloir ».

Devant les autres, Flaubert lisait mal, mais, dans le travail du cabinet, il lui fallait faire passer plusieurs fois ses phrases par l’épreuve sonore. Il est le seul des prosateurs du XIXe siècle dont le style ait eu besoin de ce contact dernier avec la parole,

  1. Le Roman naturaliste, p. 192.
  2. Essais, p. 225.