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Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/42

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On a insisté trop complaisamment sur les ridicules de Louise Colet. Ils tiennent tous aux nécessités pratiques de sa carrière de femme de lettres, et ils ne sont pas plus choquants que ceux qui deviennent presque inévitables dans une carrière d’homme de lettres. Il y a en elle un côté évidemment comique, mais plus encore, dans les railleries dont on l’a couverte, de la bassesse et de la muflerie de confrère à consœur. C’était une belle créature d’amour. De là son rayonnement et son influence.

Cet amour à distance, amour littéraire aussi, était tout à fait dans les goûts de Flaubert. Il continuait à vivre dans sa thébaïde de Croisset, avec une mère assez silencieuse et mélancolique. De temps en temps, il faisait un voyage à Paris, voyait Louise à peu près tous les deux mois, d’abord à Paris, puis à Mantes. Une présence continuelle l’aurait harcelé et troublé. De loin, il pouvait prendre d’elle le meilleur de l’amour, la rêver et la désirer. Surtout ce bienheureux éloignement, l’obligeant à écrire, nous a valu cette admirable correspondance qui n’a été éditée que récemment dans son entier : deux cent soixante-quinze lettres entre août 1846 et mai 1854. Notre indiscrétion ne souscrit pas à ces mots de Flaubert : « Le public ne doit rien savoir de nous. Qu’il ne s’amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours… C’est assez de notre cœur, que nous lui délayons dans l’encre, sans qu’il s’en doute. » Permettez-lui au moins de s’en douter, et une fois qu’il s’en est douté, il faut bien qu’il remonte de votre cœur à vos amours, à vos cheveux et à vos yeux.

Devant les amours d’un homme supérieur, il est assez puéril de s’étonner et de se scandaliser s’il n’a pas pris soin de s’appareiller, aux yeux de la postérité, comme dans une garniture de cheminée, avec une femme dite supérieure. Mais Gœthe et Christiane, voire Jean-Jacques et Thérèse, forment un groupe aussi naturel et parlent autant à l’imagination que Benjamin Constant et Mme de Staël, Chateaubriand et Mme Récamier. L’amour est une réalité première et imprévisible qui se suffit, et l’amour d’un homme de génie a droit d’être vu à la lumière de ce génie, d’aller de pair avec lui, d’être respecté dans ses raisons que la raison ne connaît pas, et qu’un sentiment attentif peut s’efforcer de saisir.

Un homme d’imagination forcenée comme Flaubert, déterminé à tout cristalliser en littérature, à ne chercher dans la