Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/45

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mettra dans la Commune) ils ont, dès cette rencontre, des dissentiments politiques. Elle lui reproche, à propos d’un article du Constitutionnel, de faire peu de cas du patriotisme, de la générosité et du courage. Et toute la correspondance continuera sur ce ton orageux.

Flaubert aurait voulu faire de Louise « un hermaphrodite sublime », comme il le lui écrit vers la fin de leur liaison, en avril 1854 : « J’avais cru, lui disait-il déjà au début, que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie, mais non ! le cœur, ce pauvre cœur, ce charmant cœur avec ses éternelles grâces, est toujours là, même chez les plus hautes… Je voudrais faire de toi quelque chose de tout à fait à part, ni ami ni maîtresse, cela est trop restreint, trop exclusif, on n’aime pas assez son ami, on est trop bête avec sa maîtresse. C’est le terme intermédiaire, c’est l’essence de ces deux sentiments confondus[1]. »

Mais ce n’est pas le terme intermédiaire, c’est la totalité qu’exige Louise. Les mains sont jetées en avant pour agripper et saisir le plus possible de l’homme. Et comme il y a chez Flaubert, avec la force de se passionner, une certaine impuissance d’aimer, il se dérobe. « Ne m’aime pas tant, tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi ; tu ne sais donc pas qu’aimer trop cela porte malheur à tous deux[2] ! » Cet amour à distance, qui convient à Flaubert par sa nature littéraire, il convient beaucoup moins à la Muse. Elle voudrait qu’il quittât Croisset, vînt résider auprès d’elle à Paris. Elle le lui demande bruyamment. « Ménage tes cris. Ils me déchirent », répond-il. Elle voudrait écrire un livre en collaboration avec Flaubert, à qui cela ne dit rien du tout. « Ton idée était tendre, de vouloir nous unir dans un livre, mais je ne veux rien publier[3]. » Gardons-nous d’ailleurs de voir en Louise une plante parasite qui chercherait à s’accoler à un chêne superbe. Flaubert alors, à vingt-six ans, n’a encore pas publié une ligne, n’a derrière lui qu’un bagage ignoré d’œuvres manuscrites ; Louise est une femme célèbre, aimée de Cousin, chérie de Mme  Récamier et de son cercle, pensionnée du roi, courtisée par d’illustres personnages, et alors dans toute sa beauté. Il est probable qu’elle

  1. Correspondance, t. I. p. 343.
  2. Correspondance, t. I. p. 229.
  3. Correspondance, t. I. p. 233.