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La rupture avec Louise Colet précéda de deux ans Madame Bovary, et désormais l’amour n’exista pour Flaubert que d’une manière tempérée et distante. Il admira sans oser Mme  Sabatier, pourtant « vivandière pour faunes » et la princesse Mathilde. Les trois lettres que nous avons de lui à Mme  de Loynes nous indiquent qu’en 1857, l’année de Madame Bovary, elle fut au moins une fois bonne pour lui, autant qu’elle était belle pour tout le monde. Cette année elle avait vingt ans, seize ans de moins que Flaubert, étrangère donc à ces épaules des femmes de trente ans et plus où seules pouvait s’amarrer puissamment son amour. La Dame aux Violettes ne fut pour lui, en effet, qu’un bouquet de violettes. L’année suivante, de Tunis où il faisait les études préparatoires à Salammbô il lui écrivait : « J’ai vécu depuis cinq semaines avec ce souvenir, qui est un désir aussi. Votre image m’a tenu compagnie dans la solitude, incessamment. J’ai entendu votre voix à travers le bruit des flots, et votre charmant visage voltige autour de moi, sur les haies de nopal, à l’ombre des palmiers et dans l’horizon des montagnes. » Il n’est pas impossible que cette figure fine, lumineuse, orientale et mystique de celle qui s’appelait alors Jeanne de Tourbey ait laissé d’elle quelque chose dans le visage de la fille d’Hamilcar.

Il était naturel que l’auteur de Madame Bovary intéressât les femmes comme un confesseur. Ce fut le cas de celles qu’il appelle souvent, dans ses lettres à sa nièce, les anges, et qui sont au nombre de trois, deux sœurs rouennaises, Mmes  Lapierre et Brainne, mariées à deux journalistes, et leur amie, la célèbre Mme  Pasca. M. Dumesnil écrit que « nous en savons assez pour être sûrs qu’elles s’efforcèrent de le distraire dans sa solitude » après 1870. M. Dumesnil est toujours bien informé. Mais n’oublions pas que la solitude de Flaubert était sacrée, et que les femmes n’y pouvaient toucher que précairement et en passant, avec une fleur.

Jamais mieux qu’avec une fleur funèbre. Tout le monde connaît la scène finale de l’Éducation sentimentale : « Des années passèrent… Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra. » Deux lettres du 22 mai et 6 novembre 1871 et une enquête ingénieuse de M. Gérard-Gailly nous font savoir que l’entrevue de Frédéric et de Marie a eu lieu réellement dans le cabinet de Croisset,