Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/53

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avaient toujours plus tenu au cœur, et que ses meilleurs souvenirs étaient des nuits passées avec Bouilhet, à fumer des pipes et à causer. Les femmes, d’ailleurs, sentaient bien que c’était un féminin : elles le plaisantaient et le traitaient en camarade. Cela juge un homme. Étudiez le féminin chez Sainte-Beuve et comparez[1]. » Lui-même écrit à George Sand qui en 1872 (il vient de passer seulement la cinquantaine) voudrait qu’il se mariât : « L’être féminin n’a jamais emboîté dans mon existence ; et puis… je suis trop propre pour infliger à perpétuité ma présence à un autre. Il y a un fond d’ecclésiastique qu’on ne me connaît pas. » Et quand il a de mauvais moments il se remonte par cette réflexion : « Personne, au moins, ne m’embête[2]. » C’est un point de vue. On tirerait d’ailleurs de sa correspondance un manuel du célibataire.

Cette abstention sentimentale relative est un trait commun à tous les romanciers du groupe, à toute l’école qui s’est formée autour de Madame Bovary. L’amour tient dans leur vie une place infiniment moindre que dans celle des romantiques, dont chacun apparaît avec l’orgueil et l’éclat d’une belle ou tragique liaison, le Lamartine du Lac, le Hugo de Guernesey (qui la légitime aux yeux de sa famille avec la même puissance, la même santé imperturbable dont Louis XIV impose les siennes à la reine, à la cour, à l’État), le Musset de Venise, le Vigny de la Colère de Samson, le Sainte-Beuve du Livre d’amour. Celle de Flaubert avec Louise Colet le montre fourvoyé dans une vie sentimentale qui ne lui convient pas. La femme ne tient guère dans son existence qu’une place sensuelle et une place littéraire, et c’est la littérature qui s’annexe peu à peu toutes ses disponibilités sentimentales : l’Éducation sentimentale est pour lui une éducation littéraire.

Pour la génération qui trouvera sa révélation littéraire dans Madame Bovary, l’amour n’est nullement cette flamme parfaite et totale qui, chez les grands romantiques, participait à la nature divine. Les Goncourt ont sacrifié la femme à la littérature, d’une manière héroïque et bizarre qu’Edmond de Goncourt a allégorisée en bel artiste dans les Frères Zemganno. Zola déclare s’entendre parfaitement avec Flaubert, et Alphonse Daudet, bon mari et bon père de famille, lorsqu’il écrit son seul

  1. Le Roman naturaliste, p. 183.
  2. Correspondance, t. VI, p. 441.