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Jenner ou la Découverte de la Vaccine. En août Du Camp revient à Croisset une ou deux semaines après que Flaubert est devenu l’amant de Louise Colet. Entre les deux visites de Maxime, Flaubert a commencé la Tentation, sans vouloir rien en dire, et en déclarant qu’il ne lirait rien avant que tout ne fût terminé : il se donnait trois ans.

« Il avait, dit Du Camp, plongé aux origines mêmes ; il lisait les Pères de l’Église, compilant la collection des Actes de Conciles par les pères Labbé et Cossart, étudiait la scolastique et s’égarait au milieu de lectures excessives dont il eût trouvé un résumé suffisant dans le Dictionnaire des Hérésies et dans la Légende Dorée. Voyant les livres empilés sur la table et répandus sur les meubles, Bouilhet lui dit : « Prends garde ! tu vas faire de saint Antoine un savant, et ce n’était qu’un naïf. »

Pendant que Flaubert commence Saint Antoine, Bouilhet commence Melœnis. Sa bibliothèque de consultation est moins abondante que celle de Flaubert, et il emploie surtout le De Gladiatoribus de Juste Lipse. Mais enfin Croisset devient, pour les deux Rouennais, un atelier de restauration érudite, éclatante et plastique. C’est exactement la formule à laquelle Du Camp tournera le dos quand il débutera dans la poésie avec les Chants Modernes. Si, entre les deux Normands et le Parisien, c’était le seul fossé !

L’amitié ressemble plus qu’on ne le croit à l’amour, et, dans tout couple d’amis, il y a généralement une valeur masculine et une valeur féminine. Un artiste à nerfs féminins, une Bovary à moustaches comme le Jules de la première Éducation et comme Flaubert, auront besoin, en matière d’amitié, de ce qui leur manque, de ce qui les complète, de ce qu’ils envient : cette volonté, cette décision, cette solidité masculines qui font les hommes d’action et d’intrigue, les destinées dites réussies. Et l’amitié portera aussi naturellement ces derniers vers ces natures plus molles et plus riches, qui leur présentent des parties d’eux-mêmes qu’ils ont dû sacrifier, et qui aussi leur fournissent, dans la vie, de quoi agir, protéger, gouverner. Si de telles amitiés sont naturelles, il est aussi naturel qu’elles aboutissent à des froissements et à des malentendus. Il ne saurait y avoir amitié qu’entre des caractères différents qui se complètent ; mais aussi il ne saurait y avoir amitié qu’entre