Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/75

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cette illusion d’excellentes choses dans sa Question Taine. Évidemment, on se fait son style comme on fait sa personne, mais on ne se forge pas un style contre son style, une personne contre sa personne. Il dépendait probablement de Flaubert de continuer à écrire des Novembre et des Tentation de saint Antoine. À supposer qu’il eût réalisé dans cette voie des livres assez importants pour que la critique s’occupât de lui, il n’eût sans doute pas été difficile d’établir un lien naturel entre toutes ces œuvres. S’il a écrit Madame Bovary, c’est qu’il a choisi dans sa nature une autre possibilité qui y était également donnée, et vivre, être libre, se créer soi-même, ce n’est jamais autre chose qu’élire certaines de ses possibilités plutôt que d’autres. On ne saurait exploiter les unes qu’en sacrifiant les autres. La vie est un sacrifice continuel de ce genre, et quand on définit la littérature l’art des sacrifices, c’est qu’on la fait rentrer justement dans un ordre vivant.

Dès lors, le Flaubert de Madame Bovary s’étant réalisé, il n’est pas difficile de le voir préparé par toute sa carrière antérieure. Le livre n’a pas été composé dans la joie. Mais quand Flaubert a-t-il vraiment composé dans une joie entière ? Quand a-t-il vu dans la littérature autre chose qu’un moyen de mettre au jour ses tristesses et ses haines et de les contempler avec une sombre satisfaction ? La littérature a été pour lui une religion, mais une religion triste.

Presque depuis le jour où il a tenu une plume, Flaubert a été ceci : un homme pour qui la littérature seule existe. Le monde ne lui a paru mériter qu’il y vécût qu’en tant qu’il était ou pouvait être objet de littérature, matière à style. Et si cela n’était évidemment donné dans sa nature primitive qu’à l’état de tendance vague qu’une autre éducation, un autre milieu, auraient pu transformer, dériver vers des buts tout différents, cependant, de bonne heure, les circonstances ayant collaboré à cette disposition, il a trouvé là la raison de son existence et le roc où bâtir peu à peu sa destinée. Le fait littéraire a pris pour lui l’importance exclusive du fait religieux pour un mystique. L’art des sacrifices qu’est la littérature n’a pu se fonder chez lui que sur une habitude des sacrifices, et il fallait bien qu’il y eût encore par-dessous cette habitude des sacrifices une disposition aux sacrifices. D’un de ces trois étages à l’autre on passe par nuances indiscernables. Mais il n’y a