Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/80

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style ; il observa la naissance de l’idée en même temps que cette forme où elle se fond, leurs développements mystérieux, parallèles et adéquats l’un à l’autre, fusion divine où l’esprit, s’assimilant la matière, la rend éternelle comme lui-même[1]. »

La seule différence est qu’en 1845 il ne se sentait pas encore mûr pour ce travail du style, qu’il ne lui donnait pas dans sa vie la place exclusive, que cette vie était agitée par des rêves, des désirs, dont la littérature n’était que le résidu ou la soupape de sûreté. La trentaine passée, Flaubert s’est calmé ou résigné. Son voyage d’Orient lui a fait sentir l’illusion du changement de place.

Ô que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir, que le monde est petit !

Ses premières œuvres, et surtout Saint Antoine, étaient écrites à cette clarté grossissante des lampes. Les yeux du souvenir ont changé son optique. Il sait que le monde est petit. Il s’applique à l’observation et l’expression de cette petitesse. Comme La Bruyère et comme les peintres hollandais, il trouve dans ce monde petit une matière consubstantielle à la perfection du style.

Et ce travail est à ses yeux, aux nôtres aussi, chose aussi belle et aussi enivrante, plus belle et plus enivrante même, quand il écrit Madame Bovary que quand il écrit Saint Antoine. Il ne faut pas abuser des images du bureaucrate et du forçat ; il est même absurde de les employer. Il n’y en a qu’une qui convienne : celle du prêtre, ou, mieux, du moine et du mystique, la même qui hanta Baudelaire. C’est dans le langage même des mystiques que Flaubert exprime, de la façon la plus sincère et la plus directe, la ligne, le mouvement, le sens de son travail. La littérature est l’art des sacrifices, et d’abord d’un sacrifice de soi-même. Mais c’est par un tel sacrifice qu’on arrive à posséder Dieu. « N’est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader ? Dur voyage et qui demande une volonté acharnée. D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime ; dans les cieux elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur ! et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part, mais à chaque plateau de la route le sommet grandit, l’horizon

  1. Œuvres de jeunesse, t. III, p. 257.