Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves. » Or ces tournures et ces périodes qu’il entrevoit dans l’avenir, il leur tournera précisément le dos : il y en aura moins dans Salammbô que dans Madame Bovary, moins dans l’Éducation que dans Salammbô, et plus du tout dans Bouvard.

Mais ne soyons pas dupes de ses gémissements de minuit. Flaubert est le grand grognard de la Grande Armée littéraire. Les meilleurs soldats crient sept fois par jour : La classe ! et : Quel chien de métier ! On n’écrit pas un livre comme Madame Bovary sans ferveur et sans foi. Flaubert a senti la nouveauté et la beauté de son sujet, et qu’il tenait le Don Quichotte moderne. Croyons-le plutôt quand il écrit : « Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). Quand je pense à ce que cela peut être, j’en ai des éblouissements, mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m’est confiée à moi, j’ai des coliques d’épouvante à fuir me cacher n’importe où. »

De sorte que peut-être il ne serait pas trop paradoxal de voir dans Madame Bovary comme dans l’Éducation des œuvres plus vraiment et plus profondément personnelles, des mises au jour de l’âme de Flaubert plus complètes, plus riches, plus expressives, que les Mémoires d’un fou ou Novembre. L’autobiographie, qui paraît au premier abord le plus sincère de tous les genres, en est peut-être le plus faux. Se raconter, c’est se morceler, c’est mettre dans son œuvre la seule partie de soi-même que l’on connaisse, celle qui arrive à la conscience, et non pas même à la franche conscience individuelle, mais à une conscience toute sociale, adultérée par le conformisme, la vanité et le mensonge. Les Mémoires d’outre-tombe (exception faite pour les souvenirs d’enfance) ne sont une très belle œuvre que là où Chateaubriand a le bon goût de parler non de lui-même mais de son temps, des paysages ou des hommes qu’il a vus. S’il n’y avait dans les Essais que le développement des trente pages éparses d’autobiographie pure que Montaigne y a semées, son livre eût compté moins. Elles ont suffi pour détourner de lui le visage sérieux du XVIIe siècle. L’autobiographie, c’est l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers. Et être artiste ou romancier consiste à