Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

biographie de la vie humaine plutôt que la biographie de quelqu’un (à la limite théorique du roman, il y aurait un pur schème de vie, comme, à la limite théorique du théâtre, il y aurait un pur schème de mouvement). Être homme, c’est se sentir comme un réservoir de possibilités, comme une multiplicité d’êtres virtuels, et être artiste, c’est amener ce possible et ce virtuel à l’existence. Évidemment, ce ne serait pas sans un artifice qu’on appliquerait cette vérité générale à tous les personnages d’un roman, et par exemple à Charles Bovary. Les premières pages du livre, faites de souvenirs de collège, mettent au point pour nous cette situation complexe. Elles sont destinées à créer une atmosphère, et aussi à placer Flaubert dans l’atmosphère de son travail. Jusqu’ici, dans tous ses livres, Flaubert s’est représenté lui-même. Cette fois, dans cette conversion littéraire apparente qu’est sa Bovary, il remonte jusqu’aux débuts de sa vie pour y chercher un être absolument opposé à lui, ou plutôt un non-être opposé à son être. « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de rien se rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré. » Mais précisément Madame Bovary a été écrite parce que dès le collège, dans le raccourci d’humanité qu’est une classe, toute la vie de Charles était préfigurée. Charles y était sans le savoir déjà épousé par l’Emma Flaubert qui allait, en le traînant avec elle à la lumière de la célébrité, former avec lui un couple indissoluble, l’Emma qui dans les Mémoires d’un fou écrivait : « Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux rire de moi ! eux si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi dont l’esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu’eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme ! » Heureuses brimades ! Elles vous apportent la conscience, vous habituent à vous brimer vous-même et à continuer ainsi le service rendu par autrui, vous amènent à cette délivrance, à cette opération sur vous qui vous permettent d’écrire Madame Bovary, et de rendre aux lourdauds