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Page:Thibaudet - La Campagne avec Thucydide, 1922.djvu/31

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grande culture amoureuse française du xviie et du xviiie siècles, dans son détail sentimental et intellectuel, son raffinement de conscience et d’analyse, sa merveilleuse histoire et sa riche littérature, chef-d’œuvre de notre civilisation, n’allait pas dans l’ancienne France sans la monarchie centralisée et l’absence de vie politique. Évidemment l’ambition et l’amour sont deux puissances du même ordre, et le même homme est apte généralement à l’une comme à l’autre : les écrits de jeunesse de Napoléon, sa vie jusqu’à la campagne d’Italie, nous le montrent capable d’une passion dévorante qui aurait sans doute été sa destinée s’il avait fait sous la monarchie sa carrière d’officier sans appui. Il faut choisir entre elles, ou la destinée choisit pour nous. Mais une belle vie d’ambition sera chez un Napoléon aussi riche, aussi infiniment nuancée que l’est une grande vie d’amour.

Une complète nature d’homme moderne (je laisse de côté l’exception des spectateurs et des philosophes) a donc le choix entre ces deux registres. Vouloir l’un et l’autre entièrement serait désirer comme les enfants à la foire. La société peut choisir en gros pour l’individu : ainsi l’ancienne France avait choisi l’amour. Un Thucydide s’explique en partie par le choix différent qu’a fait de l’autre registre la cité antique.

La cristallisation propre de l’amour est évidemment une cristallisation amoureuse ; mais nous la voyons tendre chez un Dante ou un Pétrarque à une cristallisation idéologique ou esthétique. Dans la cité grecque l’amour cherche à prendre, il est encouragé à prendre une cristallisation politique. La seule forme de l’amour qui cristallise publiquement avec une bonne conscience, avec des raffinements qui donnent leur caractère et leur