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Page:Thibaudet - La Campagne avec Thucydide, 1922.djvu/72

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mobile qui ne devait pas être fixée par l’écriture, il continue, comme la parole de Socrate dans le dialogue platonicien, à marcher jusqu’à l’historien qui l’arrête, et dans ce trajet il a vécu, développé ses puissances, achevé son mouvement. Il ne saurait à ce moment de la durée paraître le même qu’à un moment précédent.

Je songe ici surtout à certains discours essentiels de Thucydide, aux trois discours de Périclès avant et pendant la guerre, au discours de Nicias avant l’expédition de Sicile. Il est évident que, dans une mesure légère et subtile, Thucydide incorpore à ces discours sa propre connaissance de l’issue de ces guerres. Périclès et Nicias mettent précisément les Athéniens en garde contre ce qui s’est réalisé en effet, et il est à croire que, s’ils tombent si juste, c’est qu’ils parlent par la bouche d’un prophète du passé qui est l’auteur.

Soit, dira-t-on. Mais le parti eût été plus franc si Thucydide, n’attribuant à ses personnages rien qu’ils n’eussent expressément dit, avait pris à son compte toutes ces vues de causalité historique, s’était constitué lui-même, et non l’orateur, délégué de la postérité. C’est en suivant ce chemin qu’on arrive à faire dire au roi Édouard III : Et maintenant partons pour la guerre de Cent Ans ! — Est-ce sûr ?

Précisément parce que nos historiens modernes prêtent en style impersonnel, dans une sorte de discours indirect, librement, des pensées à leurs personnages et des causes aux événements, ils le font avec une indépendance, une imagination, des probabilités hasardeuses, extrêmement éloignées de la prudence à laquelle Thucydide se croit tenu lorsqu’il prétend prêter à chacun le langage le mieux accordé aux circonstances où il se trouve placé. L’obligation de faire parler son person-