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Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/161

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nourriture qui ne s’épuise pas. Le culte que Mallarmé crut entrevoir dans la jeunesse qui le fréquentait, naïf parfois et prêtant à sourire, frêle souvent et prompt à revirer, le poète pouvait-il, encore et longtemps, en espérer, de quelques pensées qui s’éveillent, la libation première ? Doit-on sculpter son tombeau selon la forme exacte qu’il donnait lui-même, s’y figurant peut-être, à ceux de Gautier, de Verlaine ou de Poe ? S’il s’est enchanté d’une belle espérance elle fait corps avec son œuvre toute orientée vers elle. Ce que je considère ici c’est qu’elle explique et légitime l’œuvre : à l’avenir de connaître si l’œuvre la légitime et la consacre...

Le goût de la mort, pour un artiste, c’est le goût des grandes lignes définitives, du passé, du révolu. Les deux sens du mot achèvement au fond ne diffèrent pas, et la mort, ou ses figures avant-courrières, donnent à toute perfection le sceau qui, la délimitant, nous défend de la chercher plus loin. Ce qui subsiste de personnel, de lyrisme lointain comme une eau sous la glace, dans cette Mort du Poète, qu’à des occasions funéraires refait, sur des stèles successives, Mallarmé, c’est peut-être le désir impuissant de la mort parfaite qui chez d’autres plus favorisés arrête en une figure éternelle l’œuvre accomplie. Le grand metteur en scène, le Napoléon du xixe siècle littéraire, Chateaubriand, a donné une triple et identique image de la Mort du Poète : dans son Génie du Passé qui forme tout son monument et dont celui du Christianisme n’est qu’un épisode ; — dans sa vie refaite et sculptée sous le titre symbolique de Mémoires d’outre-tombe ; — dans l’île solitaire, où il a voulu son tombeau. Si au point de vue du bonheur il estima que mieux lui eût valu ne pas naître, sa vie de poète, retenue par toutes ses racines dans la mort comme un chêne breton dans le granit, est certainement la plus parfaite que sur la royale route d’avoir vécu il ait été donné à un homme de vivre. De ne point couler comme un métal sur l’agitation des eaux un tombeau de roche définitive et dure, Alfred de Vigny, poète au contraire déçu