Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/176

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les plus éthérées de la poésie — Idées, musique lointaine des sphères — et sur ses formes les plus matérielles, encre, papier, livre.

« Au fond, écrit-il à Verlaine, je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète qui n’a point à s’y mêler : elle est trop en désuétude et en effervescence préparatoire pour qu’il y ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais, et de temps en temps envoyer aux vivants sa carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidé d’eux.[1] » Sous ce mot d’interrègne, qui revient parfois chez lui, Mallarmé, selon un sophisme ordinaire, ingénu et ingénieux, déguise son incapacité d’action en l’imputant à quelque incapacité — laquelle ? il ne sait — de son temps. Quand donc le poète régna-t-il ? Peut-être au temps du romantisme, où il figura assez bien ce fou s’imaginant que tous les vaisseaux abordant au Pirée lui appartenaient, — et l’éthique d’Axël, avec son extrême pointe idéaliste, en épanouit la dernière fusée. Le moment où, après l’échec des grands protagonistes, le poète prend conscience que ses richesses sont intérieures et qu’elles sont frappées pour lui seul, « drachme d’or à l’effigie du rêve », correspond un peu à cette retraite des Parnassiens sur leur métier, à la doctrine de l’art pour l’art.

Plus loin pourtant, à ce terme d’interrègne, ne trouverait-on pas un sens plus subtil ? Mallarmé apprécie dans la foule, dans une réunion d’hommes simples, un capital vacant de bonne volonté, sur lequel asseoir peut-être un certain prestige, voire quelque royauté de l’art. La Déclaration Foraine l’expose en le plus charmant apologue. Dans Conflit, à une bande de terrassiers qui préparent une voie ferrée devant sa maison de campagne, et mettent ainsi en lambeaux douloureux sa méditation, il projette d’adresser un discours qui vaguement les fasse conscients de cette atteinte et il en pré-

  1. L’Intermadiaire, lettre citée.