Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/203

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qu’impliquait l’emploi de matériaux primitifs, abandonnés depuis : pierres, briques, fer, bois, autant de nécessités fondamentales, autant de langues mères à l’intérieur desquelles les styles ne sont que des dialectes. Certes les images ne suffisent pas plus à une création qu’une carrière à une cathédrale : il y faut l’ouvrier, l’architecte, le besoin, le travail. Mais l’activité une fois existante s’oriente d’après la nature des matériaux qu’elle a à employer, pierres ou images.

L’habitude de ces images en mouvement est, peut-être, la raison principale qui déroute à la lecture de Mallarmé. Prêtons attention à cette phrase : au journaliste qui lui demande « ce qu’il pense » de tel sujet, il voudrait répondre : « Justement je ne pense rien, jamais, et si j’y cède, unis cette méditation à ma fumée au point de les suivre, satisfait, diminuer ensemble avant que m’asseoir à un poème, où cela reparaîtra, peut-être, sous le voile[1] ». Ce qui me paraît signifier que, bien qu’admirable créateur d’images, il ne pensait pas par images. Je lis cela à la lumière d’une leçon que j’entendais, il y a quelques années, de M. Bergson, développant que, contrairement à une théorie très commune, ce n’est pas par images que l’on pense profondément. Il faisait (je cite de mémoire très lointaine), dans la pensée, sentir un mouvement, un courant, un élan analogue à l’élan vital de l’Évolution Créatrice, et, dans l’image, il montrait non pas la cause, mais au contraire l’arrêt et comme la congélation de ce courant, la forme spatiale qu’il prend en devenant, pour la pratique et pour la vie sociale, une représentation. Lorsque nous évoquons notre pensée afin de l’expliquer, elle se résoud bien pour nous en images. Mais si nous essayons de l’éprouver de plus près, dans son acte, en nous retournant brusquement, à l’instant nous pouvons sentir peut-être ce courant fluide qui passe, le sentir comme une nature vraie, antérieure psycho-

  1. Divagations, p. 340.