Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/229

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pathologique, mais Mallarmé dans le Démon de l’Analogie ne l’a pas présenté autrement. L’usage du mot, en toute poésie, comporte deux limites, dont l’une est tantôt plus proche de lui, et tantôt l’autre : c’est le sens de la phrase d’abord, c’est le vers ensuite, mot supérieur, élargi, « le vers, dit Mallarmé, n’étant autre qu’un mot parfait, vaste, natif[1] ». Les balancements, les ruptures et les rétablissements d’équilibre entre ces trois pouvoirs — mot, phrase et vers — font la vie poétique, à l’image de la vie politique et de la vie psychologique. Et Mallarmé nous présente une occasion rare d’étudier cette vie, non seulement dans le tissu réalisé de sa poésie, mais dans la courbe de son évolution.

Ses premières œuvres le montrent découragé par la maigreur de sa veine, par la sécheresse de son développement. C’est alors qu’il rêve d’une poésie strictement formelle, d’un pur travail de mots. Je ne dis pas qu’il le pratique, mais qu’il le rêve. Le poème Las de l’amer repos est son Art Poétique d’alors. Épuisé par un travail stérile sous la lampe « qui sait pourtant son agonie » il veut « délaisser l’art vorace d’un pays cruel » et s’absorber minutieusement dans une peinture délicate avec amour suivie comme celle du « Chinois au cœur limpide et fin ».

<poem style="font-style: italic; margin-left: 1.2em;"> Serein je vais choisir un jeune paysage Que je peindrais encor sur des tasses, distrait. Une ligne d’azur mince et pâle serait Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue ; Un clair croissant perdu par une blanche nue Trempe sa corne calme en la glace des eaux, Non loin de trois grands cils d’êmeraude, roseaux. </ref>

Pas de tableau chargé. Un ciel de porcelaine nue. Du blanc, le blanc vivant de la page intacte, — le blanc où par un effort d’ingéniosité, de réflexion, de tourment intérieur, il idéalisa son impuissance. Le « distrait » qui

  1. Villiers, p. 34.