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422 LA POÉSIE DE STKPHANR MALLARME

contradictoire, puisque penser c’est établir une relation", et que l’on ne pense l’absolu que comme un objet relatif au sujet qui le pense. Croire que l’on a réalisé, arrêté, un absolu, revient à nier la vie qui engendre comprend et transcende tout. Idée ironique et désespérante pour l’homme qui vit dans le songe de livre définitif et dernier « de for vêtu », dans l’enchantement du vers éternel, Hérodiade d’or et de pierreries. C’est elle qui se formule dans le motif : « Toute pensée émet un coup do dés. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. A moins que.,. »

Hyperbole! de ma mémoire...

Un Coup de Dés se relie à tous les éléments de poésie que j’ai groupés plus haut sous ce titre : la Recherche de l’absolu. Tout poème, toute œuvre, est un accident, un fruit du hasard, dû à une circonstance, et par consé- quent une atteinte à la nécessité, à la logique pure, at- teinte « née d’une impatience de gens auxquels coûte que coûte et soudain il faut proclamer quelque chose fût-ce la rêverie... qui s’ignore et se lance nue de peur, en travers du public ’ ». On reconnaît peut-être un état psychologique assez habituel aux artistes : l’attente, le besoin d’un état de grâce, dans lequel réaliser l’œuvre parfaite, rêvée, imagination d’absolu, que déçoit tout moment vivant, et dont l’inspiration la plus exaltée, pré- cisément parce qu’elle implique la durée, ne forme qu’un substitut misérable. Mallarmé a attendu d’écrire comme les personnages de M. André Gide attendent de vivre : propler vivendi causas perdere vitam, — propter scri- bendi causas perdere scriptum. Et il est intéressant de comparer ce doute initial qui stérilise Mallarmé, cette croyance à l’impossibilité d’un état de grâce parfait, avec la foi vigoureuse et vivante des grands romantiques en l’inspiration. Un Coup de Dés s’opposera de façon frap- pante à Y Enthousiasme et à Mazeppa.

Telle est, je crois, la disposition intérieure dont Un Coup de Dés atteste et suggère la conscience. Comme

1. Divagations, p. 34.