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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/107

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et avec le mal du pays. Il n’avait jamais vu d’endroit si triste et si loin de tout ; les gens étaient tous partis je ne sais où ; oui, on n’entendait même pas le sifflet des locomotives ! Je me demande s’il est encore un endroit de cette sorte aujourd’hui dans le Massachusetts :


« In truth, our village has become a butt
For one of those fleet railroad shafts, and o’er
Our peaceful plain its soothing sound is – Concord[1]. »


Le chemin de fer de Fitchburg touche l’étang à environ cent verges au sud de là où j’habite. Je me rends d’ordinaire au village le long de sa chaussée, et me trouve pour ainsi dire relié au monde par ce chaînon. Les hommes des trains de marchandises, qui font le trajet d’un bout à l’autre, me saluent comme une vieille connaissance, tant souvent ils me dépassent, et ils me prennent apparemment pour quelque employé : ce que je suis. Moi aussi me verrais-je volontiers réparateur de la voie quelque part dans l’orbite de la terre.

Le sifflet de la locomotive pénètre dans mes bois été comme hiver, faisant croire au cri d’une buse en train de planer sur quelque cour de ferme, et portant à ma connaissance que nombre de marchands agités de la grand’ville arrivent dans l’enceinte de la petite, ou d’aventureux commerçants de la campagne s’en viennent de l’autre versant. En atteignant un horizon, ils crient leur avertissement pour livrer la voie à l’autre, entendu parfois de l’enceinte de deux villes. Voici venir votre épicerie, campagnes ; vos rations, campagnards ! Il n’est pas d’homme assez indépendant sur sa ferme pour être capable de leur dire nenni. Et en voici le paiement ! crie le sifflet du campagnard ; le bois de charpente comme de longs béliers se ruant à vingt milles à l’heure à l’assaut des murs de la cité, et des chaises assez pour asseoir tous les gens fatigués, accablés sous le faix, qui habitent derrière eux. C’est la politesse énorme et encombrante avec laquelle la campagne tend une chaise à la ville. Toutes les collines indiennes à myrtils se voient dépouillées, tous les marais couverts de canneberges se voient ratissés dans la ville. S’en va le coton, s’en vient le tissu, s’en va la soie, s’en vient le lainage ; s’en vont les livres, mais s’en vient l’esprit qui les écrit.

Lorsque je rencontre la locomotive avec son train de wagons qui s’éloigne d’un mouvement planétaire, – ou, plutôt, à l’instar d’une comète, car l’ob-


  1. « Oui-da, voilà notre village un but
    Pour l’un de ces prompts traits de fer, et sur
    Notre vaste et paisible plaine
    Le bruit calmant en est – Concord. »
    ______(Tiré d’un poème de W. E. Channing, ami de Thoreau).