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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/114

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Le soir, le meuglement lointain de quelque vache à l’horizon par-delà les bois résonnait doux et mélodieux, pris par moi tout d’abord pour les voix de certains ménestrels qui m’avaient parfois donné la sérénade, peut-être en train d’errer par monts et vallées ; mais je ne tardais pas à me trouver, non sans plaisir, désabusé s’il se prolongeait en la musique à bon compte et naturelle de la vache. J’entends non pas faire de la satire, mais donner mon appréciation du chant de ces jeunes gens, lorsque je déclare avoir clairement observé qu’il était apparenté à la musique de la vache, et qu’il ne s’agissait à tout prendre que d’une seule articulation de la Nature.

Régulièrement à sept heures et demie, en certaine partie de l’été, le train du soir une fois passé, les whip-pour-wills chantaient leurs vêpres durant une demi-heure, installés sur une souche à côté de ma porte, ou sur le faîte de la maison. Ils commençaient à chanter presque avec la précision d’une horloge, dans les cinq minutes d’un temps déterminé, en relation avec le coucher du soleil, chaque soir. J’avais là une occasion rare de faire connaissance avec leurs habitudes. Parfois j’en entendais quatre ou cinq à la fois en différentes parties du bois, par accident l’un en retard d’une mesure sur l’autre, et si près de moi que souvent je distinguais en plus du gloussement qui suivait chaque note ce bourdonnement singulier qu’on dirait d’une mouche dans une toile d’araignée, quoiqu’en proportion plus élevé. Parfois il arrivait que l’un d’eux tournât et tournât en cercle autour de moi dans les bois à quelques pieds de distance comme attaché par une ficelle, lorsque probablement je me trouvais près de ses œufs. Ils chantaient à intervalle d’un bout à l’autre de la nuit, pour redevenir plus mélodieux que jamais un peu avant l’aube et sur le coup de son apparition.

Lorsque les autres oiseaux se taisent les chats-huants reprennent le chant, telles les pleureuses leur antique ou-lou-lou. Leur cri lugubre est véritablement Ben-Jonsonien[1]. Sages sorciers de minuit ! Ce n’est pas l’honnête et brusque tou-ouït tou-whou des poètes, mais, sans plaisanter, un chant de cimetière on ne peut plus solennel, les consolations mutuelles d’amants qui se suicident rappelant les affres et les délices de l’amour supernal dans le bocage infernal. Encore aimé-je entendre leur plainte, leurs répons dolents, trillés le long de la lisière du bois ; me rappelant parfois musique et oiseaux chanteurs ; comme si de la musique ce fût le côté sombre et en larmes, les regrets et les soupirs brûlant d’être chantés ? Ce sont les esprits, les esprits abattus et les pressentiments mélancoliques, d’âmes déchues qui jadis sous forme humaine parcouraient nuitamment la terre et se livraient aux œuvres

  1. Ben Jonson, poète du temps de Shakespeare.