Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/144

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Singulière expérience que cette longue connaissance cultivée par moi avec des haricots, soit en les semant, soit en les sarclant, soit en les récoltant, soit en les battant au fléau, soit en les triant, soit en les vendant, – c’était, ceci, le plus dur de tout, – je pourrais ajouter, soit en les mangeant, car, oui, j’y goûtai. J’étais décidé à connaître les haricots[1]. Tandis qu’ils poussaient, j’avais coutume de sarcler de cinq heures du matin à midi, et généralement employais le reste du jour à d’autres affaires. Songez à la connaissance intime et curieuse qu’ainsi l’on fait avec toutes sortes d’herbes, – il y aura lieu à quelque redite dans le récit, car il y a pas mal de redites dans le travail –, en troublant sans plus de pitié leurs délicats organismes, et en faisant de si révoltantes distinctions avec son sarcloir, rasant des rangs entiers d’une espèce, pour en cultiver assidûment d’une autre. Voici de l’absinthe pontique, – voici de l’ansérine blanche, – voici de l’oseille, – voici de la passerage – tombez dessus, hachez-la menu, tournez-la sens dessus-dessous les racines au soleil, ne lui laissez pas une fibre à l’ombre ; si vous le faites, elle se retournera de l’autre côté et sera aussi verte que poireau dans deux jours. Une longue guerre, non pas avec des grues, mais avec des herbes, ces Troyens qui avaient pour eux le soleil, la pluie et les rosées. Quotidiennement les haricots me voyaient venir à la rescousse armé d’un sarcloir, et éclaircir les rangs de leurs ennemis, comblant de morts végétaux les tranchées. Plus d’un superbe Hector à l’ondoyant cimier, qui dominait d’un bon pied la presse de ses camarades, tomba sous mon arme et roula dans la poussière.

Ces jours d’été que certains de mes contemporains, à Boston ou à Rome, consacraient aux beaux-arts, que d’autres consacraient à la contemplation dans l’Inde, d’autres au commerce à Londres ou à New York, ainsi les consacrai-je, avec les autres fermiers de la Nouvelle-Angleterre, à l’agriculture. Non qu’il me fallût des haricots à manger, attendu que par essence je suis pythagoricien, au regard des haricots, qu’ils aient en vue la soupe ou le scrutin, et les échangeais pour du riz ; mais, peut-être, parce qu’il faut à certains travailler dans les champs, quand ce ne serait que pour les tropes et l’expression, afin de servir à quelque fabricant de paraboles un jour. C’était à tout prendre un amusement rare, qui trop prolongé eût pu devenir dissipation. Quoique je ne leur eusse donné aucun engrais, et ne les eusse pas sarclés tous une fois, je les sarclai mieux qu’on ne fait d’habitude jusqu’au point où je m’arrêtai, et finalement en eus la récompense, « n’étant en vérité », dit Evelyn[2], « compost ou lœtation, quels qu’ils soient, compara-

  1. On dit d’une personne ignorante, en Amérique, qu’elle « ne connaît pas les haricots ».
  2. John Evelyn (1620-1706), auteur du Jardinier français et d’autres nombreux ouvrages sur la culture des jardins.