Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/167

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étant approché sans soin et les ayant alarmées, elles fouettèrent soudain de la queue l’eau, qu’elles firent bouillonner, comme si on l’eût frappée d’une branche touffue, et prirent aussitôt refuge dans les profondeurs. À la fin le vent s’éleva, la brume épaissit, les vagues se mirent à courir, et la perche sauta beaucoup plus haut qu’auparavant, à demi hors de l’eau, cent points noirs, de trois pouces de long, tout ensemble, au-dessus de la surface. Il n’est pas jusqu’au cinq décembre, une année, que je n’aie vu cette surface présenter quelques rides, sur quoi pensant qu’il allait incontinent pleuvoir à verse, l’air étant chargé de vapeur, je me hâtai de me mettre aux avirons et de nager pour rentrer ; déjà la pluie semblait augmenter rapidement, quoique je n’en sentisse nulle sur la joue, et j’entrevoyais un bain sérieux. Mais tout à coup les rides cessèrent, attendu que c’était la perche qui les produisait, la perche que le bruit de mes avirons avait fait fuir dans les profondeurs, et je vis leurs bancs en train de disparaître confusément ; ainsi, tout compte fait, passai-je un après-midi sec.

Un vieillard qui, il y a quelque soixante ans, fréquentait cet étang alors noir de forêts environnantes, me raconte qu’en ce temps-là il lui arriva de le voir grouillant de canards et autre gibier d’eau, qu’en outre nombre d’aigles le hantaient. Il venait ici en partie de pêche, et se servait d’une vieille pirogue qu’il trouva sur la rive. Faite de deux billes de pin du nord creusées et clouées côte à côte, elle était coupée en carré aux deux bouts. Très grossière elle dura un grand nombre d’années avant de s’engager d’eau pour peut-être couler au fond. Il ne sut pas à qui elle était ; elle appartenait à l’étang. Il avait coutume de fabriquer un câble pour son ancre à l’aide de rubans d’écorce d’« hickory » liés ensemble. Un vieillard, un potier, qui habitait près de l’étang avant la Révolution[1], lui raconta une fois qu’il y avait un coffre de fer au fond et qu’il l’avait vu. Ce coffre s’en venait parfois flotter jusqu’à la rive ; mais faisiez-vous mine de vous diriger vers lui, qu’il rentrait en eau profonde et disparaissait. Il me plut d’entendre parler de la vieille pirogue en billes de pin, qui prit la place d’une indienne de la même matière mais de construction plus gracieuse, et peut-être avait tout d’abord compté parmi les arbres de la berge, puis était pour ainsi dire tombée dans l’eau afin d’y flotter pendant une génération, vaisseau tout indiqué du lac. Je me rappelle que lorsqu’au début je plongeai le regard dans ces profondeurs, on y pouvait voir confusément nombre de gros troncs reposer sur le fond, lesquels avaient été soit renversés là par le vent jadis, soit laissés sur la glace à la dernière coupe, quand le bois était à meilleur compte ; mais voici qu’ils ont pour la plupart disparu.

  1. La guerre de l’Indépendance.