Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/169

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être celui qui porte le mieux, et le mieux conserve, sa pureté. Bien des hommes lui ont été comparés, mais il en est peu qui méritent cet honneur. Quoique les bûcherons aient mis à nu d’abord cette rive, puis cette autre, et que les Irlandais aient bâti à proximité de lui leurs étables à porcs, que le chemin de fer ait violé sa frontière, et que les hommes de la glace l’aient un jour écumé, il demeure, lui, immuable, telle eau sur laquelle tombèrent les yeux de ma jeunesse ; tout le changement est en moi. Pas une ride ne lui est restée de tous ses froncements. Il est éternellement jeune, et je peux comme au temps jadis m’arrêter pour voir une hirondelle plonger afin apparemment de cueillir un insecte à sa surface. C’est une chose qui ce soir m’a encore frappé, comme si je ne la voyais se répéter presque chaque jour depuis plus de vingt ans. – Hé quoi, voici Walden, ce lac sauvage que je découvris il y a tant d’années ; où l’on abattit une forêt l’hiver dernier, une autre surgit aussi vigoureuse que jamais près de sa rive ; la même pensée jaillit à sa surface, qui était la pensée d’alors ; c’est la même joie, le même bonheur liquides pour lui-même et son Créateur, oui, et il se peut, pour moi. C’est l’ouvrage sûrement d’un brave homme, en qui jamais il n’y eut de fraude[1]. De sa main il arrondit cette eau, l’approfondit et la clarifia en sa pensée, pour dans son testament la léguer à Concord. Je vois au visage de Walden, que Walden est visité de la même réflexion ; et je peux presque dire : Walden, est-ce toi ?

Non, ce n’est pas un rêve,
Pour l’appoint d’une brève ;
Je ne peux approcher plus de Dieu ni du Ciel
Qu’en vivant contre Walden.
C’est moi sa rive de pierre,
Moi, la brise qui l’effleure ;
Dans le creux de ma main
Sable et eau je le tiens,
Et sa plus profonde retraite
De ma pensée est le faîte.

Les wagons ne s’attardent jamais à le regarder ; toutefois j’imagine que les mécaniciens, les chauffeurs et les garde-frein, et ces voyageurs qui, pourvus d’un abonnement, le voient à maintes reprises, doivent à sa vue d’être meilleurs. Le mécanicien n’oublie pas, le soir, ou sa nature n’oublie pas, qu’une fois au moins dans la journée il a eu cette vision de sérénité et de pureté. Le vît-on simplement une fois, qu’il aide cependant à laver

  1. Jean, ch. I, v. 49.