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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/176

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pin, un arbre à bardeaux, ou un sapin du Canada plus parfait que d’ordinaire, dressé à l’instar d’une pagode au milieu des bois ; et maints autres que je pourrais mentionner. C’étaient les temples visités par moi hiver comme été.

Une fois il m’arriva de me tenir juste dans l’arc-boutant d’un arc-en-ciel, lequel remplissait la couche inférieure de l’atmosphère, teintant l’herbe et les feuilles alentour, et m’éblouissant comme si j’eusse regardé à travers un cristal de couleur. C’était un lac de lumière arc-en-ciel, dans lequel, l’espace d’un instant, je vécus comme un dauphin. Eût-il duré plus longtemps qu’il eût pu teindre mes occupations et ma vie. Lorsque je marchais sur la chaussée du chemin de fer, je ne manquais jamais de m’émerveiller du halo de lumière qui entourait mon ombre, et volontiers m’imaginais être au rang des élus. Quelqu’un dont je reçus la visite me déclara que les ombres d’Irlandais marchant devant lui n’avaient pas de halo autour d’elles, que les indigènes seuls était l’objet de cette distinction. Benvenuto Cellini nous raconte dans ses mémoires, qu’après je ne sais plus quel rêve ou quelle vision terrible dont il fut l’objet au cours de son incarcération dans le château Saint-Ange, une lumière resplendissante apparut au-dessus de l’ombre de sa tête matin et soir, qu’il fût en Italie ou en France, lumière particulièrement apparente lorsque l’herbe était humide de rosée. Il s’agissait probablement du phénomène auquel j’ai fait allusion, et qui s’observe principalement le matin, mais aussi à d’autres heures, et même au clair de lune. Quoique constant on ne le remarque pas d’ordinaire, et dans le cas d’une imagination aussi sensible que celle de Cellini, c’en est assez pour fonder une superstition. En outre, il nous raconte qu’il le montra à fort peu de personnes. Mais ne sont-ils pas, en effet, l’objet d’une distinction, ceux qui ont conscience d’être le moins du monde observés ?

Je me mis en route un après-midi pour aller, à travers bois, pêcher à Fair-Haven, dans l’intention de corser mon maigre menu de légumes. Ma route était de passer par la Prairie Plaisante, dépendance de la Ferme Baker, cette retraite que, depuis, un poète[1] a célébrée en des vers qui débutent ainsi :

« Thy entry is a pleasant field,
Which some mossy fruit trees yield
Partly to a ruddy brook,
By gliding musquash undertook,
And mercurial trout,
Darting about.
 »[2]

  1. William Ellery Channing, ami de Thoreau.
  2. « L’entrée en est un champ plaisant,
    Que le pommier moussu partage
    Avec un ruisseau scintillant
    Pris à loyer par le rat qui s’y cache,
    Et la vive truite
    Qui darde et rentre vite. »