Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/196

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la voilà les laisser pour tourner et tourner autour de moi, de plus en plus près, jusqu’à moins de quatre ou cinq pieds, en feignant ailes et pattes cassées, afin d’attirer mon attention, et faire échapper ses petits, lesquels s’étaient déjà mis en marche, avec un pipement léger et effilé, à la queue leu leu à travers le marais suivant son conseil. Ou j’entendais le pipement des petits si je ne pouvais voir la mère. Là aussi les tourterelles se posaient au-dessus de la source, ou voletaient de branche en branche dans les pins Weymouth plumeux au-dessus de ma tête ; ou bien le rouge écureuil, coulant au bas de la branche la plus proche, se montrait particulièrement familier et curieux. Il suffit de rester tranquille assez longtemps en quelque endroit attrayant des bois pour que tous ses habitants viennent à tour de rôle se montrer à vous.

Je fus témoin d’événements d’un caractère moins pacifique. Un jour que j’étais allé à mon bûcher, ou plutôt à mon tas de souches, je remarquai deux grosses fourmis, l’une rouge, l’autre beaucoup plus grosse, longue de presque un demi-pouce et noire, qui combattaient l’une contre l’autre avec fureur. Aux prises elles ne se lâchaient plus, et se démenaient, luttaient, roulaient sans arrêt sur les copeaux. Portant mes regards plus loin, je fus surpris de m’apercevoir que les copeaux étaient couverts de pareils combattants, qu’il ne s’agissait pas d’un duellum, mais d’un bellum, d’une guerre entre deux races de fourmis, les rouges toujours opposées aux noires, et souvent deux rouges contre une noire. Les légions de ces Myrmidons couvraient collines et vallées de mon chantier, et le sol était déjà jonché des mourants et des morts, tant rouges que noirs. C’est la seule bataille que j’aie jamais contemplée, le seul champ de bataille que j’aie jamais parcouru pendant que la bataille faisait rage ; guerre d’extermination : les rouges républicains d’une part, les noirs impérialistes de l’autre. De chaque côté on était engagé dans un combat à mort, sans que le moindre bruit m’en parvînt à l’oreille, et jamais soldats humains ne luttèrent avec plus de résolution. J’en observai deux solidement bouclés dans l’étreinte l’une de l’autre, au fond d’une petite vallée ensoleillée parmi les copeaux, disposées, en cette heure de midi, à lutter jusqu’au coucher du soleil, ou à extinction de la vie. Le champion rouge, plus petit, s’était fixé au front de son adversaire comme un étau, et malgré toutes les culbutes sur ce champ de bataille ne démordait un instant de l’une de ses antennes près de la racine, ayant déjà fait tomber l’autre par-dessus bord ; tandis que le noir plus fort le secouait de droite et de gauche, et, comme je m’en aperçus en regardant de plus près, l’avait déjà dépouillé de plusieurs de ses membres. Ils luttaient avec plus d’opiniâtreté que des bouledogues. Ni l’un ni l’autre ne montraient la moindre disposition à la