Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/198

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la fourmi rouge première mentionnée, je m’aperçus que, tout en train qu’elle fût de ronger assidûment la jambe gauche antérieure de son ennemie, après avoir détaché l’antenne qui restait à celle-ci, sa propre poitrine, toute déchirée, exposait ce qu’elle avait de parties vitales aux mâchoires du guerrier noir, dont la cuirasse était apparemment trop épaisse à percer pour elle ; et les sombres escarboucles des yeux de la patiente brillaient avec cette férocité que seule peut la guerre allumer. Elles luttèrent une demi-heure encore sous le verre ; lorsque je regardai de nouveau, le soldat noir avait séparé de leurs corps les têtes de ses ennemis, et ces têtes toujours vivantes pendaient d’un et d’autre côté de lui tels d’horribles trophées à l’arçon de sa selle, évidemment avec autant de solidité que jamais, tandis qu’il faisait de faibles efforts, sans antennes qu’il était, avec un seul reste de patte, et couvert de je ne sais combien d’autres blessures, pour tâcher de s’en dépouiller ; ce qu’il finit par accomplir au bout d’une nouvelle demi-heure. Je levai le verre, et il s’en alla par-dessus le rebord de la fenêtre en cet état d’impotence. Survécut-il finalement à ce combat, et passa-t-il le reste de ses jours en quelque Hôtel des Invalides, je ne sais ; mais j’augurai que son industrie se réduirait par la suite à peu de chose. Je n’appris jamais à quel parti revint la victoire, pas plus que ce qui fut cause de la guerre ; mais tout le reste du jour je restai sous le coup de l’excitation et du déchirement que j’eusse éprouvés comme témoin de la violence, de la férocité et du carnage d’une bataille humaine devant ma porte.

Kirby et Spence[1] nous racontent que l’on célèbre depuis longtemps les batailles de fourmis et enregistre leurs dates, bien que, selon eux, Huber soit le seul écrivain moderne qui semble y avoir assisté. « Æneas Sylvius »[2], disent-ils, « après avoir rendu un compte très détaillé de l’une d’elles disputée avec beaucoup d’opiniâtreté par une grande et une petite espèce sur le tronc d’un poirier, ajoute que ce combat fut livré sous le pontificat d’Eugène IV, en présence de Nicolas Pistoriensis, jurisconsulte éminent, qui relata toute l’histoire de la bataille avec la plus parfaite fidélité. » « Un engagement semblable entre grandes et petites fourmis est rapporté par Olaus Magnus, engagement dans lequel les petites, ayant remporté la victoire, passent pour avoir inhumé les corps de leurs propres soldats, et laissé ceux de leurs ennemies géantes en proie aux oiseaux. L’événement fut antérieur à l’expulsion du tyran Christian II de Suède. » La bataille à laquelle, moi, j’assistai, eut lieu

  1. William Kirby (1759-1850), William Spence (1783-1860), entomologistes anglais.
  2. Enea Silvio Piccolomini (1405-1464), qui occupa le trône papal sous le nom de Pie II. Il est plus connu comme écrivain sous le nom latin.